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Innovation chirurgicale et loi Huriet
Isabelle Lucas-Baloup

La science médicale engendre-t-elle toujours un savoir et des pratiques irrationnels contre lesquels il y a lieu de se protéger et de protéger autrui par des instruments de droit spécifiques ? Autrement dit un Etat, au gouvernement raisonnable, soucieux d'organiser une démocratie sanitaire attentive aux droits et devoirs respectifs du patient et du médecin, doit-il nier les vertus d'une conscience de l'incertitude volontiers assumée par le chirurgien responsable et contenir son action innovante à l'intérieur de limites fixées par des comités composés de " consciences " plus sages, plus expertes, plus humaines, plus déontologiques et évidemment plus éthiques, aux fins d'éviter au malade-cobaye les errements de l'impéritie chirurgicale dont le droit de la santé n'aurait pas pris jusqu'à ce jour suffisamment soin ? La méfiance exacerbe le culte des " comités ", sans écarter pour autant l'idéalisme affirmé par certains députés : " nous voulons prévoir l'imprévisible pour mieux prévenir l'irréversible " (Claude Evin, Débats A.N. 24 nov. 1988 ).

L'acte chirurgical, même nouveau, n'est pas exactement comparable à l'expérimentation d'un médicament ou d'un dispositif médical, puisque, par nature, il ne peut exister sans bénéfice direct attendu pour le patient. A défaut, le chirurgien violerait les dispositions des articles 16-3 et 16-4 du code civil. Je n'évoquerai donc pas la controverse passionnante sur la dichotomie médecin-soignant vs médecin-chercheur , pas plus que les conditions et fondements de la légitimité de l'expérimentation sur l'homme que le professeur Jean Bernard disait " moralement nécessaire et nécessairement immorale ".

La réflexion sur l'innovation chirurgicale conduit à constater qu'elle est déjà encadrée juridiquement, par la déontologie et l'éthique médicales, d'une part, par le droit commun de la responsabilité civile et pénale, lorsqu'elle n'entre pas directement dans le champ d'application de la loi sur la recherche biomédicale, d'autre part.

Comme l'a remarquablement développé le professeur Roland Drago dans ses travaux sur " Le droit de l'expérimentation ", il faut organiser pour celle-ci " une base juridique sûre " mais aussi " la souplesse nécessaire à sa réussite ".

La loi n° 88-1138 du 20 décembre 1988, dite loi Huriet, souvent loi Huriet-Sérusclat, a été analysée, commentée et a même fait l'objet de bilans, émanant de Monsieur le sénateur Huriet lui-même, de Monsieur le professeur Jean-François Mattei, de l'IGAS et d'autres observateurs qui en ont tous souligné le caractère positif, sous réserve de la faire évoluer sur certains points.

Les critiques traditionnellement émises au regard de son application dans le domaine du médicament et des dispositifs médicaux se multiplient quand il s'agit d'innovation chirurgicale.

La limite objective à l'efficacité du contrôle " multidisciplinaire " par un comité (un CCPPRB par exemple) a été démontrée récemment à l'occasion d'une " innovation chirurgicale " - on ne pouvait plus médiatisée - contre laquelle s'est élevée la société savante de la spécialité dont les protestations et réserves se sont avérées fondées quelques mois après " la première mondiale " réalisée dans le cadre de la loi Huriet .

Dès lors, la " recherche de la bonne législation " impose, en matière d'innovation chirurgicale, comme en bioéthique, non pas de bouleverser les valeurs du droit médical, mais plus modestement de les discerner et de les appliquer !

C'est la raison pour laquelle l'opinion que je développe ci-après aura pour conclusion de recommander une plus attentive exploration des instruments normatifs déjà existant qui gagneraient à être mieux définis et à faire l'objet d'une communication renouvelée auprès des chirurgiens qui " innovent ", soit en soumettant leur démarche à la loi Huriet, soit en considérant qu'elle n'entre pas dans son champ d'application habituel.


L'innovation chirurgicale entre-t-elle
aujourd'hui dans le champ d'application
de la loi Huriet ?


Répondre, en droit, à la question posée implique d'observer la définition de l'innovation chirurgicale, d'une part, le champ d'application de la loi Huriet, d'autre part.

Le professeur Didier Houssin écrit " En permanence, le chirurgien innove dans le cadre de sa pratique, de son acte " . Mais, pour certains, innover en chirurgie est rare si on s'en tient au sens des mots et à ce qu'on peut imaginer être la définition stricto sensu de l'innovation chirurgicale, qui suppose une innovation, à l'occasion d'un acte chirurgical ; pour d'autres, au contraire, le médecin innove au quotidien.
En tout état de cause, la nouveauté s'apprécie par rapport à un état de l'art ante, à la lumière de ce qui est connu, c'est-à-dire de ce qui est publié, ou de ce qui est déjà pratiqué. Le seul fait de l'exprimer laisse augurer les difficultés de se mettre d'accord sur ces différentes notions.

Le CHU de Brest s'est livré à une étude très intéressante sur cette question à l'occasion de laquelle nous avons décrit dans quelle mesure l'état de l'art doit être apprécié subjectivement par le chirurgien ou objectivement par ses juges. En droit, les " données acquises de la science ", critère de la qualité de l'intervention du " bon " médecin ne s'opposent-elles pas, en l'état actuel de l'article 32 du code de déontologie médicale du 6 septembre 1995, au progrès de la science médicale, les Hauts-magistrats de la Cour de cassation, ayant, dans un arrêt du 6 juin 2000 écarté clairement " la notion erronée de données actuelles de la science " ?

En droit de la santé français, l'état de l'art pas plus que la méthodologie de sa définition ne sont nulle part définis. La Cour de cassation, dans un arrêt du 12 novembre 1985 , a confirmé un arrêt ayant écarté des données acquises de la science une lésion qui n'avait pas fait l'objet " de publication en France à l'époque ".

Le chirurgien a-t-il une obligation de tout lire ? de tout analyser ? d'aller traquer sur internet la moindre publication en rapport avec l'acte qu'il pratiquera demain ? Doit-il différer son intervention faute d'avoir obtenu communication d'une étude citée comme publiée dans un journal de Shanghai ?

Faut-il aussi tenir compte, en chirurgie, de l'état de l'art non publié ? ou encore de l'état de l'art publié dans des revues manquant d'autorité, c'est-à-dire essentiellement sans comité de lecture, ou sans impact factor ?

Quid également de l'état de l'art sauvage, qui se colporte de chirurgien en chirurgien, en un mot, doit-on favoriser l'organisation d'une sorte d' " herméneutique de la science chirurgicale " qui conduirait à établir une méthodologie de l'interprétation appliquée aux règles de l'exégèse ? Y a-t-il lieu d'étalonner les connaissances du chirurgien moyen, et pourquoi pas de l'expert moyen qui servira de critère à l'évaluation du savoir de ses confrères, au même titre que " le bon père de famille " constitue dans le code civil un standard cher à nos magistrats ?

On pourrait très vite arriver ainsi à une normalisation de l'acte chirurgical, au sens du décret n° 84-74 du 26 janvier 1984, dans une évolution que les nombreuses recommandations de l'ANAES, les sociétés savantes, les RMO, les SOR contribuent à développer.

Pour définir l'innovation chirurgicale, il convient d'observer en quoi et comment l'acte est nouveau par rapport aux données acquises de la science chirurgicale, à cet état de l'art dont il a été question supra, ce qui implique de s'entendre sur l'acte chirurgical lui-même, lequel doit être distingué de toutes autres innovations, notamment celles relatives aux traitements médicamenteux et aux dispositifs médicaux qui accompagneront éventuellement le geste chirurgical. En effet, lorsqu'un biomatériau, un implant, voire un instrument, un robot, obtient le marquage CE et qu'il est distribué, posé ou utilisé en France sur des patients, le chirurgien qui l'utilise conformément aux recommandations du fabricant ne procède pas nécessairement à une " innovation chirurgicale ". Dès lors, si le matériel utilisé est exclu de la définition de l'innovation chirurgicale stricto sensu, que reste-t-il de la véritable nouveauté ?

Sans doute celle concernant les voies d'abord. Certainement aussi celle d'une indication qui revient à l'application nouvelle d'un moyen connu. La nouveauté peut être constituée aussi de l'association de deux ou plusieurs gestes déjà pratiqués en d'autres circonstances.

Ce que les juristes dénomment " thérapeutique nouvelle " , " thérapeutique entièrement nouvelle " ou " thérapeutique nouvelle non entièrement maîtrisée " , vise, en chirurgie, des " innovations " aux réalités très différentes, au cœur de la problématique " innovation chirurgicale et loi Huriet ". C'est pourquoi nos meilleures plumes universitaires se sont prononcées dans des termes fort différents sur la question .

L'observateur est ainsi conduit à se poser une autre question : qui décide qu'un acte chirurgical est nouveau, qu'il est " innovant " ? La nouveauté procède souvent d'une déclaration comme telle émanant de son initiateur ou bien d'une évidence scientifique perçue par la communauté des spécialistes concernés.

La nouveauté ne doit certainement pas s'apprécier, en tout état de cause, en raison de l'importance de l'annonce médiatique que son protagoniste a organisée.

L'évaluation scientifique du caractère " nouveau " ne doit pas non plus être confondue avec l'évaluation scientifique du résultat de l'acte prétendument innovant, laquelle procède souvent d'une publication dans une revue spécialisée à comité de lecture, à distance de l'intervention elle-même, ou d'une série. On constate sur ce point que les résultats positifs sont plus souvent publiés que les échecs d'un geste nouveau et il serait utile d'étudier les causes et les effets de cette sélection dans les communications professionnelles.

En conclusion, la définition de " l'innovation chirurgicale " suppose acquises celles de l'état de l'art et de la nouveauté chirurgicale, selon des critères, objectifs ou subjectifs, sur lesquels il conviendrait d'être juridiquement précis, en évitant toute confusion avec des concepts voisins.


Faut-il placer systématiquement
l'innovation chirurgicale
dans le cadre d'une loi Huriet à modifier ?


Les travaux parlementaires ayant précédé le vote de la loi Huriet, relus attentivement, apportent peu d'éléments visant l'innovation et les " premières chirurgicales " . A l'Assemblée Nationale, M. Bernard Charles présenta l'accord de la Commission des affaires culturelles en faveur d'amendements tendant à englober dans le texte " l'ensemble des recherches biomédicales sur l'être humain " comprenant " les recherches liées à toutes les nouvelles techniques chirurgicales, aux implants, aux prothèses, à la procréation médicalement assistée, mais également aux études purement scientifiques et sans finalité diagnostique ou thérapeutique directe à l'égard du patient " .

Les commentaires postérieurs ont été légion. On citera, en raison de leur importance pratique pour les chirurgiens :

- le guide d'application de la loi Huriet publié par le Ministère des Affaires Sociales en septembre 1991 ; il commente, sous les mots " organisés en vue du développement des connaissances " : " Une conduite thérapeutique ou diagnostique innovante strictement conçue pour un patient déterminé et limitée à son cas ne constitue pas une " recherche biomédicale " ;

- le guide publié par le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), en janvier 1999, qui insiste préférentiellement sur le caractère " organisé " ou non de la recherche ;

- celui édité par l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) souligne le rôle du caractère individuel ou plural de l'intervention qui conduira à la soumettre ou l'exclure de la loi Huriet .


Les juristes se sont abondamment exprimés sur le contenu et la portée de la loi Huriet-Sérusclat , mais ces analyses, et les nombreuses citées par ces excellents auteurs, n'ont pas porté directement sur l'innovation et les premières chirurgicales. En 1993, un rapport spécial de l'IGAS recommande " d'inclure explicitement dans le champ de la loi les premières chirurgicales ".

Les avis sont donc partagés et tout acte d'innovation chirurgicale n'entre pas dans le champ d'application de la loi Huriet, dans sa rédaction actuelle. Pas plus, une première chirurgicale n'en est exclue par principe ou une application stricto sensu de la définition donnée par la loi du 20 décembre 1998. Le volumineux travail conduit par le CHU de Brest op. cit. révèle qu'en pratique deux chirurgiens sur trois considèrent que la loi Huriet leur apparaît un obstacle au développement de l'innovation chirurgicale.

L'étude de droit comparé que nous avons eu l'honneur de conduire pour le CHU de Brest, au regard du régime des innovations chirurgicales en Allemagne, Australie, Belgique, Canada, Chine, Danemark, Espagne, Etats-Unis, Finlande, Luxembourg, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suisse, montre qu'aucun des treize pays observés n'a inclu, dans son droit positif, des dispositions comparables à celles de la loi Huriet qui réglementeraient les premières chirurgicales. En revanche, la place des recommandations éthiques y est prépondérante, qu'elles émanent de sources publique ou privée.

En droit déontologique interne, on peut se demander si un chirurgien est autorisé ou non à réaliser une première chirurgicale en dehors de la loi Huriet. En effet, la combinaison des articles 15 et 32 du décret du 6 septembre 1995, l'article 15 imposant au médecin de se soumettre à la loi Huriet, et l'article 32 lui faisant obligation de n'intervenir que dans le cadre des données acquises de la science, constitue un obstacle réglementaire à l'innovation chirurgicale conduite en dehors de la loi Huriet. Or, le constat a été dressé que toute innovation chirurgicale n'entre pas dans le champ d'application de la loi Huriet. Il apparaît indispensable en conséquence de faire évoluer les textes déontologiques sur ce point, comme aussi sur celui de l'assurance professionnelle qui n'est toujours pas obligatoire pour pratiquer la médecine.

La déontologie médicale concerne tous les chirurgiens, quel que soit leur statut, public ou privé, et les recommandations du Comité Consultatif National d'Ethique (CCNE) n'ont pas, quelle que soit leur grande qualité, la portée réglementaire du décret portant code de déontologie . Le médecin qui pratique une innovation chirurgicale éthiquement incorrecte commet une infraction déontologique que l'Ordre des médecins réprime. Il existe ainsi entre l'éthique et le droit " des eaux mêlées d'une confluence " pour reprendre l'expression du professeur Jean-Pierre Duprat dans son excellente étude " Interactions normatives et recherches biomédicales ", dont il n'y a pas lieu de sous-estimer l'efficacité au titre de la protection de la personne humaine.

La juridiction ordinale, d'une part, le Conseil d'Etat, en dernier ressort, la Cour de cassation, d'autre part, dès qu'il s'agit de violations des dispositions des articles 16-3 et 16-4 du code civil op. cit., et bien évidemment le droit pénal si le chirurgien cause une atteinte à l'intégrité de la personne notamment par imprudence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence (article 222-19 du code pénal) mettent en oeuvre un droit commun qui protège efficacement la personne humaine lorsque l'innovation chirurgicale n'entre pas dans le champ d'application de la loi Huriet. Ces dispositions, qui s'ajoutent à celles relatives à la formation professionnelle continue et à l'évaluation des pratiques médicales, encadrent l'acte chirurgical innovant dans des conditions qu'on peut raisonnablement considérer satisfactoires.

La conscience éclairée d'un chirurgien défenseur de l'éthique du " primum non nocere " ne vaudrait-elle pas l'existence de bien des comités pluridisciplinaires ? Quelques errements récents nous ont prouvé le contraire…

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