Base de données - Clause d'exclusivité

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Clauses d’exclusivité : la fin des illusions ?
Bertrand Vorms

Longtemps analysée comme conférant au médecin au bénéfice duquel elle était consentie des droits extrêmement protecteurs, conduisant à la revendication de « citadelles juridiques inexpurgeables », l’exclusivité contractuelle a connu, sous l’impulsion de la jurisprudence de la Cour de cassation, d’une partie de la doctrine et des positions du Conseil national de l’Ordre des médecins, des atteintes importantes.
Doit-on, pour autant, considérer ces dispositions comme vouées à la disparition du fait de sa prétendue inefficacité ?
Au-delà de l’évolution sémantique préconisée par l’Ordre, préférant les clauses « d’exercice privilégié » (sans que soit défini précisément en quoi constitue ledit privilège) à celles d’exclusivité, il convient de ne pas se méprendre sur ce qui peut apparaître comme une remise en cause de la légitimité ou de la validité de ces clauses, et qui s’analyse plus en une précision de leur régime juridique et de leur périmètre d’application.
L’exclusivité comporte, en effet, toujours des limites.

Limites d’ordre public :

L’article 6 du code civil prévoit : « On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs ». Dès lors, quelle que soit la volonté des parties, toute clause d’exclusivité est limitée par la mise en œuvre de principes d’ordre public qui lui seraient contraires.
C’est, classiquement, ce qui survient lorsqu’un patient décide de se confier à un autre praticien que celui titulaire de l’exclusivité. La Cour de cassation a ainsi confirmé, par arrêt en date du 6 mai 2003 (JCP 2003, jurisp. II n° 10115), une décision rendue par la Cour d’appel de Montpellier ayant jugé qu’en interdisant à deux pédiatres de venir exercer leur spécialité au sein de l’établissement à la demande des parturientes, cet établissement avait violé les dispositions légales et réglementaires en vigueur, « le droit du malade au libre choix de son praticien [étant] un principe fondamental de la législation sanitaire ».
Encore faut-il que le patient puisse, après son hospitalisation, exercer ce choix pour un médecin différent de celui lié contractuellement avec l’établissement, ce qui est rarement le cas, bien que la Cour de cassation, par arrêt du 31 octobre 1989 (Clinique du Croisé Laroche, Juris-Data n° 003422), avait autorisé un anesthésiste, dont le contrat avait été résilié en raison de son « comportement perturbateur », à venir « exercer librement son art à la Clinique chaque fois qu’il serait choisi par un malade ou un chirurgien de l’établissement » !
Mais, en réalité, la question ne se pose régulièrement que pour le choix d’un praticien dont les soins sont requis parallèlement ou secondairement (anesthésiste, pédiatre de maternité, laboratoire de biologie, radiologue, cardiologue,…), à celui auquel le patient se confie principalement, qui hospitalisera son malade au sein de la structure avec laquelle il est contractuellement lié.
On imagine mal, en effet, un établissement de santé privé accueillir un patient sans demande préalable d’un praticien, sauf dans le cadre de l’urgence, laquelle s’accommode mal avec l’exercice du choix d’un médecin autre que celui disponible pour la prendre en charge.
Au même titre que l’exercice du libre choix du praticien par le patient, l’indépendance professionnelle inaliénable dont bénéficie le médecin dans l’exercice de son art (notamment : Cass. 1ère civ., 26 mai 1999, Bull. civ. I n° 175 ;), rappelée à l’article R. 4127-5 du code de la santé publique, a conduit la Cour de cassation à juger :
« Eu égard au principe général de l’indépendance des médecins, il n’appartient pas à la Clinique d’interférer dans le choix de l’anesthésiste par les chirurgiens, lesquels n’étaient pas tenus de recourir aux services de Monsieur T. » (Cass. 1ère civ., 26 juin 2001, Bull. civ. I n° 192).
Elle a donc réformé la décision de la cour d’appel qui lui était déférée et qui avait, à tord, accueilli la demande d’un anesthésiste-réanimateur tendant à voir condamnée une clinique qui n’avait pas imposé aux chirurgiens qu’ils fassent appel à ses services, alors qu’il bénéficiait, en concours avec un confrère de même spécialité, de l’exclusivité de cette discipline.
L’établissement peut, certes, organiser contractuellement ses « filières » en stipulant, dans ses contrats, que, sauf exception, chaque praticien s’engage à confier ses patients, pour les actes ne relevant pas de sa spécialité, à des confrères exerçant en son sein. Mais l’indépendance professionnelle du praticien étant d’ordre publique, un médecin souscrivant pareil engagement pourrait, sous couvert de cette indépendance, ne pas le respecter scrupuleusement. Certaines juridictions ont en effet jugé que « le contrat d’exercice privilégié qui liait [un gynécologue-obstétricien] ne lui imposant pas et ne pouvant pas lui imposer de choisir [tel laboratoire de biologie], […] la clinique pouvant seulement l’inviter à prendre en compte l’accord conclu avec [ce laboratoire] » (Toulouse, 2ème ch. sect. 2, 20 juin 2006, arrêt n° 228).
Est-ce à dire que le contrat serait dépourvu d’objet ou que l’on pourrait arguer de sa nullité en raison du vice affectant le consentement du médecin, faussement convaincu du caractère absolu de son droit ?
La Cour de Cassation s’est prononcée par la négative, estimant, en matière de libre choix, que « l’avantage concédé trouvait à s’appliquer chaque fois que le malade ne faisait choix d’aucun médecin » (Cass. 1ère civ., 18 octobre 2005, Bull. civ. I, n°372).


Limites contractuelles :

Le développement des sous-spécialités et la technicité croissante de certaines disciplines ont conduit nombre d’établissements à définir précisément les actes réservés à tel médecin. Rien ne s’y oppose et l’exigence de qualité, que préconisent et encadrent les autorités de tutelle, l’encourage plutôt.
Pour autant, la clause d’exclusivité n’autorise pas un établissement à empêcher des médecins d’une autre discipline, notamment voisine, à pratiquer eux-mêmes ces actes sans les confier au titulaire de l’exclusivité (Caen, 1ère ch. civ., 9 février 1989, Juris-Data n° 041586 en matière d’échographie obstétricale). Il faudrait, pour rendre impérative l’exclusivité consentie à un praticien dans cette hypothèse, que la clinique fasse souscrire contractuellement par ses confrères un engagement de ne pas réaliser certains geste ou de les lui confier, clause dont l’efficacité juridique est incertaine si elle était analysée comme contraire au principe d’ordre public d’indépendance professionnelle sus-évoqué.

Les principes généraux du droit des contrats apportent, également, quelques nuances à l’exclusivité consentie. En premier lieu, l’alinéa 3 de l’article 1134 du code civil implique son exécution de bonne foi. Cette obligation s’oppose à ce qu’un médecin, titulaire d’une exclusivité, fasse obstacle à la venue d’un praticien de même discipline si des impératifs de sécurité sanitaire l’exigent (Rennes, 1ère ch. A, 21 mars 1989, Correiras c/ Clinique du Sacré-Cœur, Juris-Data n° 042396). Certains considèrent qu’elle devrait également contraindre le titulaire à pratiquer la discipline visée au contrat, à se former aux techniques nouvelles, etc., toutes choses possibles mais qui, pour s’éviter d’aléatoires contentieux, méritent d’être scrupuleusement stipulées au contrat.
En second lieu, les articles 1156 et suivants du même code, et en particulier l’article 1163 stipulant : « Quelque généraux que soient les termes dans lesquels une convention est conçue, elle ne comporte que les choses sur lesquelles il paraît que les parties se sont proposées de contracter », apportent aux juges, en cas de contestation du champ d’application de l’exclusivité consentie, des guides d’interprétation du contrat. Ils analyseront la rédaction de la clause et tiendront compte de l’état des connaissances et techniques en vigueur au jour de sa conclusion pour déterminer l’étendue des droits accordés.

Utilité de ces clauses :

Faut-il, pour autant, considérer que ces stipulations ont perdu toute efficacité juridique et les condamner ? La réponse est assurément négative, même si les établissements, compte tenu de leur taille moyenne, de la démographie médicale, de leurs projets de regroupement ou d’autres considérations, les encadrent de plus en plus pour conférer à la clause toute sa justification juridique.
L’examen attentif de la jurisprudence permet de constater que, pour l’essentiel, ces stipulations contractuelles ne sont pas invalidées par les juges, les cliniques ayant consenti pareils avantages étant tenues de les respecter, sauf à s’exposer à voir leur comportement sévèrement condamné. Ce n’est pas tant leur efficacité intrinsèque qui est remise en cause, que le rappel de leurs limites naturelles, qui n’ont d’ailleurs vocation à s’appliquer qu’à la marge pour toutes les disciplines pour lesquelles le choix du patient s’exerce de manière renforcée, en particulier chirurgicales.

La Lettre du Cabinet - Décembre 2006


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