Exercice sur plusieurs sites : la concurrence facilitée entre spécialistes

Titre complément
(décret du 23 mai 2019, n° 2019-511)
Auteur(s)
Isabelle Lucas-Baloup
Contenu
La Lettre du Cabinet ne publiera plus de revue de jurisprudence du CNOM sur les autorisations accordées ou refusées selon les critères savamment mis en œuvre depuis plusieurs décennies. Par décret du 23 mai 2019, il a été fait table rase de l’obligation de solliciter une autorisation avant d’ouvrir ce qu’il y a quelques années on dénommait un « cabinet secondaire ». Désormais, le médecin n’a plus à obtenir une autorisation mais à remplir par voie électronique une déclaration préalable d’ouverture d’un lieu d’exercice distinct de celui de sa résidence professionnelle habituelle au titre de laquelle il est inscrit au tableau du Conseil départemental. Il peut également envoyer son dossier par lettre recommandée de manière à s’assurer de la date de réception, qui fait courir le délai de réponse des autorités ordinales. La déclaration est envoyée deux mois avant l’ouverture envisagée, au Conseil départemental géographiquement compétent pour ce nouveau cabinet. C’est lui qui communique, « sans délai » dit le décret, au Conseil départemental auprès duquel le médecin est inscrit, si ce n’est pas le même. Il convient de remplir néanmoins avec soin la déclaration et de l’accompagner de toutes informations utiles, car le Conseil de l’Ordre du département d’accueil peut s’y opposer pour des « motifs tirés d’une méconnaissance des obligations de qualité, sécurité et continuité des soins et des dispositions législatives et règlementaires ». Une description attentive de l’activité sur le nouveau site (consultation ou pas, interventions chirurgicales ou pas et dans cette hypothèse description des autorisations du site - la chirurgie demeurant interdite en ambulatoire en dehors d’un établissement de santé -, examens d’imagerie médicale, explorations et traitements ophtalmologiques, etc.), du matériel utilisé ou prévu, des locaux et du personnel in situ, mais surtout un exposé de la présence effective du demandeur, ou de son collaborateur ou associé, est requise, aux fins de démontrer sa capacité à assurer la continuité des soins, critère très observé par les Conseils départementaux. Pendant les deux mois d’instruction du dossier, l’activité ne doit pas commencer sur le nouveau site déclaré. A défaut de réponse après deux mois de réception de la déclaration par le CDOM, l’activité peut démarrer sur le nouveau site. Il est prévu que les Conseils départementaux adressent une « simple attestation formalisant l’absence d’opposition » d’après le site du CNOM, ce qui n’est pas mentionné dans le décret, mais facilitera la preuve du respect des formalités en cas de besoin par le médecin. Le Conseil départemental peut évidemment délivrer cette attestation sans attendre le délai de deux mois, s’il a pu instruire le dossier et se prononcer plus rapidement. La réforme concerne tant les médecins exerçant à titre personnel (article R. 4127-85 du code de la santé publique), que les sociétés d’exercice libéral (article R. 4113-23) et les sociétés civiles professionnelles (article R. 4113-74). Il n’existe plus de nombre maximum de sites autorisés (le décret n’a rien changé sur ce point). Si le CDOM s’oppose à l’ouverture, il doit motiver son refus et le demandeur peut saisir le CNOM d’un recours, puis ensuite, si l’opposition perdure, le tribunal administratif territorialement compétent. Nul doute que le contentieux perdurera, même si la procédure est simplifiée : appréciation divergente sur la capacité d’assurer la continuité des soins, refus motivé par une pratique chirurgicale hors établissement de santé autorisé par l’Agence régionale de santé, etc., le CNOM s’est déjà prononcé, depuis six mois, sur les principaux cas de conflits. Les tiers peuvent également s’opposer à l’ouverture ou à la poursuite de l’exercice en site distinct, mais ne peuvent plus invoquer « l’offre de soins » locale pour étayer leur opposition, ce critère a disparu, libérant ainsi la concurrence locorégionale. Est-ce une bonne chose ? Les avis sont partagés : telle SELAS de quarante radiologues pourra ouvrir facilement un site distinct dans une commune où peinait un confrère à maintenir une faible activité pendant quelques années jusqu’à sa retraite, sans lui proposer de racheter sa patientèle et sans que le médecin isolé et sans ressources suffisantes ne puisse invoquer des arguments pour s’y opposer entrant dans les critères du nouveau décret. De même les établissements de santé au sein desquels les praticiens ne sont pas protégés par des contrats d’exclusivité (aujourd’hui d’exercice « privilégié ») pourront accueillir des concurrents locaux sans obtenir préalablement l’agrément des installés historiques, ce qui selon les circonstances présentera des avantages en termes de qualité des soins (nouvelle équipe structurée et plus nombreuse venant de l’hôpital public voisin) et des injustices en termes de captation d’une activité isolée mais assurée par des praticiens n’ayant jamais démérité, voire ayant assuré à bout de bras la permanence des soins quand il était impossible de recruter pendant des années avant un redéploiement local des structures. Certains chirurgiens considèrent naïvement pouvoir compter sur la reconnaissance des directeurs d’établissements, mais ils changent souvent, et sur la confraternité de leurs concurrents, deux mots sur lesquels on pourrait gloser au delà de l’espace réservé à ce commentaire. Cette réforme n’est pas en faveur de la valorisation des éléments transmissibles de leurs cabinets : les cliniques ne signent plus de contrat d’exclusivité (ou alors très rarement dans des circonstances particulières) et les portes s’ouvrent facilement désormais pour les nouveaux entrants. Il sera prudent de ne plus compter sur le produit de la vente de son patrimoine professionnel pour compléter la pension de retraite que servira généreusement le régime universel aux lieu et place de la CARMF ! Enfin, la disparition de tout critère lié à l’offre de soins locale est-elle bien raisonnable en présence des déserts médicaux que chacun regrette et que la loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé a pour ambition d’atténuer par diverses mesures notamment par la maîtrise des « conditions dans lesquelles les médecins participent à la réduction des inégalités territoriales dans l'accès aux soins ». Ce n’est pas avec le décret du 23 mai qu’on incitera des spécialistes à s’installer dans des départements sous-dotés en professionnels et établissements de santé… Contrairement à l’Ordre des médecins, l’Ordre national des chirurgiens-dentistes a refusé clairement que la réforme des autorisations de sites distincts des médecins soit appliquée à l’identique pour les chirurgiens-dentistes. Il est intéressant de rapporter la lettre envoyée, le 7 mars 2019, par le Docteur Serge Fournier, Président du CNO, au ministère de la Santé, dans le cadre de la concertation préalable à la réforme : « Contrairement au Conseil national de l’Ordre des médecins, le Conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes ne souhaite pas substituer un régime purement déclaratif avec un droit d’opposition au régime d’autorisation existant pour l’ouverture d’un ou plusieurs cabinets secondaires. En effet, le Conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes s’efforce de faire installer des chirurgiens-dentistes en zones sous-dotées. L’article R. 4113-74 du code de la santé publique tel qu’il est applicable pour notre profession répond à cette demande puisque l’ouverture d’un ou plusieurs cabinets secondaires est autorisée "si la satisfaction des besoins des malades l’exige et à la condition que la situation des cabinets secondaires par rapport au cabinet principal ainsi que l’organisation des soins dans ces cabinets permettent de répondre aux urgences". Il apparaît difficile de réguler l’ouverture des cabinets secondaires et de répondre aux besoins des patients dans le cadre d’un régime déclaratif avec un droit d’opposition de la part du Conseil départemental intéressé basé sur des motifs tirés d’une méconnaissance des obligations de qualité, de sécurité et de continuité des soins sans tenir compte des besoins de santé publique. Enfin, la position du Conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes concernant l’article R. 4113-74 est également valable pour l’article R. 4113-24 du CSP réglementant l’ouverture d’un ou plusieurs cabinets secondaires pour les SEL de chirurgiens-dentistes. » Les chirurgiens-dentistes doivent en conséquence continuer à solliciter l’autorisation d’ouverture d’un cabinet secondaire et ne sont pas concernés par la réforme du 23 mai 2019.
Source
La Lettre du Cabinet - Décembre 2019
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