Sociétés de médecins : quelle majorité pour exclure un associé ?

Auteur(s)
Isabelle Lucas-Baloup
Contenu

   La loi n° 2019-744 du 19 juillet 2019 dite de « simplification, de clarification et d’actualisation du droit des sociétés », comme avant elle la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019, dite loi PACTE, et trois jurisprudences récentes méritent quelques commentaires susceptibles d’intéresser les professionnels de santé associés voulant exclure un d’entre eux ou au contraire objet d’une délibération ayant pour objet leur exclusion de la société :                           

   Les sociétés d’exercice libéral entre professionnels de santé adoptent le plus souvent le statut de SELARL (SEL à responsabilité limitée) ou de SELAS (SEL par actions simplifiée). Au regard du régime juridique applicable, se cumulent alors le droit commun des sociétés d’exercice libéral dans ses conditions générales, imposées par la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 et ses décrets d’application aux professions de santé : articles R. 4113-1 et suivants pour les médecins, les chirurgiens-dentistes et les sages-femmes, d’une part, et d’autre part avec le droit commun des SARL (articles L. 223-1 et suivants du code de commerce ou des SAS (articles L.227-1 et suivants du code de commerce), outre les dispositions générales du code civil applicables à toutes sociétés (articles 1832 et suivants du code civil), si bien que certaines dispositions s’avèrent protéiformes et, par voie de conséquence, font l’objet de difficultés pratiques majeures et de jurisprudences différentes selon les chambres, civiles ou commerciales, saisies du contentieux entre associés. Les clauses d’exclusion constituent l’illustration d’une combinaison de textes pas toujours facile à gérer en toute sécurité : 

Article 1844 du code civil :

   Le premier alinéa de l’article 1844 du code civil, applicable à toutes les sociétés, pose un principe fondamental : « Tout associé a le droit de participer aux décisions collectives », auquel les statuts ne peuvent déroger (même article, 4ème alinéa). Dès lors, un associé dont l’exclusion est inscrite à l’ordre du jour d’une décision collective doit voter.

Jurisprudence déclarant « non écrite » une disposition statutaire privant un associé de son droit de vote :

   Depuis 2007, la chambre commerciale de la Cour de cassation interdit que les statuts d’une SAS privent l’associé dont l’exclusion est proposée de son droit de participer à cette décision et de voter sur la proposition (arrêt du 23 octobre 2007, n° 06-16.537).

   Par un arrêt du 6 mai 2014, la même chambre commerciale de la Cour de cassation a, au visa de l’article 1844-10, alinéa 2 du code civil, considéré qu’un article des statuts de SAS prévoyant que l’associé menacé d’exclusion ne vote pas et que les calculs de quorum et de majorité ne prennent pas en considération le voix dont il dispose, doit être « réputé non écrit », dès lors l’exclusion intervenue en vertu d’un tel article est nulle « peu important que l’associé ait été admis à prendre part au vote » (arrêt du 6 mai 2014, n° 13-14.960).

   En exécution de cette jurisprudence, l’exclusion est nulle en présence de statuts privant l’associé de voter sur sa propre exclusion, même si finalement ses associés l’ont autorisé à voter malgré les statuts.

Article R. 4113-16 du code de la santé publique :

   La loi du n° 90-1258 du 31 décembre 1990 sur les SEL ne prévoit pas de disposition spécifique concernant l’exclusion d’un associé. En revanche le décret d’application aux médecins, chirurgiens-dentistes et sages-femmes, codifié à l’article R. 4113-16 du CSP, dispose :

« L’associé exerçant au sein d’une société d’exercice libéral de médecins, de chirurgiens-dentistes ou de sages-femmes peut en être exclu :

1° lorsqu’il est frappé d’une mesure disciplinaire entraînant une interdiction d’exercice ou de dispenser des soins aux assurés sociaux, égale ou supérieure à trois mois ;

2° lorsqu’il contrevient aux règles de fonctionnement de la société.

Cette exclusion est décidée par les associés statuant à la majorité renforcée prévue par les statuts, calculée en excluant, outre l’intéressé, les associés ayant fait l’objet d’une sanction pour les mêmes faits ou pour des faits connexes, l’unanimité des autres associés exerçant au sein de la société et habilités à se prononcer en l’espèce devant être recueillie. […] »

   Le Conseil national de l’Ordre des médecins a approuvé, en session plénière du 17 juin 2011, un guide et des statuts types de SELARL de médecins, dont certains articles sont assortis d’un signalement (E) que le CNOM explique ainsi : « Le signe (E) renvoie aux clauses essentielles que les statuts doivent obligatoirement comporter conformément à la délibération du CNOM en date du 7 avril 2011. Les clauses en marge desquelles figure la lettre E sont considérées comme des clauses essentielles (article 91 du code de déontologie médicale) soit qu’elles résultent des dispositions impératives du code civil et du code de commerce, soit qu’elles résultent de principes déontologiques fondamentaux. Il ne peut donc y être dérogé. »

   Il ne peut donc être dérogé, au moment de la rédaction des statuts, à des clauses déclarées illégales par la Cour de cassation et il est fréquent que des Conseils départementaux refusent l’enregistrement de statuts de SEL dont l’auteur a corrigé les dispositions illégales des statuts types publiés par le CNOM.

Lois des 22 mai et 19 juillet 2019 :

   La loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (dite « loi PACTE ») a modifié l’article 1844-10 du code civil, dont le 2ème alinéa est dorénavant rédigé ainsi qu’il suit : « Toute clause statutaire contraire à une disposition impérative du présent titre dont la violation n’est pas sanctionnée par la nullité de la société, est réputée non écrite », ce qui renforce s’il en était besoin la portée de l’arrêt du 6 mai 2014 évoqué ci-dessus.

   La loi n° 2019-744 du 19 juillet 2019 a quant elle prévu, entre autres dispositions, la suppression de l’obligation de vote prévue à l’article L. 227-16 du code de commerce impliquant qu’une clause d’exclusion ne peut être modifiée qu’à l’unanimité des associés dans une SAS (donc dans une SELAS). Depuis la loi du 19 juillet 2019, la règle de l’unanimité n’est plus obligatoire. Mais comment modifier les statuts antérieurs d’une rédaction contraire, qui souvent ont pris en considération l’ancien article L. 227-16 en prévoyant que la modification des règles d’exclusion doit être votée elle-même à l’unanimité ?

   On sait qu’un associé se sentant, à tort ou à raison, marginalisé, ne votera pas favorablement à une telle modification des statuts donnant à ses confrères plus de facilité à l’exclure ultérieurement.

SCM et exclusion :

(arrêt du 24 octobre 2018, Cassation ch. com., n° 17-26.402)

    Les statuts types de société civile de moyens publiés pendant de nombreuses années sur le site du CNOM, et par voie de conséquence recopiés à des centaines d’exemplaires par les professionnels de santé mettant en commun des locaux, des matériels et/ou du personnel salarié, contenaient un article illégal prévoyant que les voix de l’associé menacé d’exclusion n’étaient pas prises en compte à l’occasion du vote de la délibération en assemblée générale, en violation avec l’article 1844 1er alinéa du code civil, applicable aux SCM.

   Dans une SCM entre ophtalmologistes, il était prévu qu’à partir de trois associés « l’assemblée générale statuant à l’unanimité des voix moins les voix de l’associé mis en cause peut, sur proposition de tout associé, exclure tout membre de la SCM » pour les causes précisées dans l’article. En application des statuts, un médecin associé était exclu par les trois autres disposant de 82,5% des voix, alors qu’il avait pu lui-même voter à l’encontre de la délibération prévoyant son exclusion. L’associé exclu avait attaqué la délibération, en soutenant que l’article des statuts permettant de voter sans prendre en considération ses voix devait être considéré comme non écrit et son exclusion annulée.

   La Cour de cassation retient au contraire dans cet arrêt, nonobstant la rédaction malencontreuse des statuts, que l’associé avait pu prendre part au vote de la délibération décidant son exclusion, sans violer dès lors l’article 1844 alinéa 1er.

   Le CNOM a modifié les statuts types de SCM depuis 2016, mais souvent les statuts n’ont pas été corrigés depuis et le problème se rencontre encore. Les associés auraient intérêt à rectifier la rédaction illégale avant qu’elle soit mise en œuvre en situation de crise, c’est-à-dire quand l’exclusion d’un associé est envisagée.

 

Source
La Lettre du Cabinet - Décembre 2019