Redevance des biologistes aux cliniques privées

Titre complément
(Cour d'appel de Paris, pôle 1. ch. 2, arrêt du 9 juin 2016, n° 374)
Auteur(s)
Isabelle Lucas-Baloup
Contenu

    Redevance autorisée ou ristourne/remise prohibée ? Entre le possible et l’illégal… Là est la question, question de mesure et de contreparties, question aussi de vocabulaire, de termes manifestement dévoyés, selon qu’on y met de la déontologie ou de la politique de santé, de l’équilibre économique, ou encore du contractuel qui tente de respecter des ordonnances réformant la biologie et des lois qui les annulent puis d’autres les restaurant, le tout en quelques années perturbées, bref le droit ou l’interdiction de payer quelque chose et combien à un établissement de santé quand on est biologiste c’est pas facile à déterminer. Alors, quand la jurisprudence s’en mêle (en deux mots mais pas toujours), on ne peut s’empêcher de regarder de plus près, vous vous souvenez de Michel Audiard « quand on parle pognon, à partir d’un certain chiffre, tout le monde écoute »…

 

   La Cour de Paris vient de donner raison à plusieurs syndicats de biologistes qui avaient contesté, avec succès déjà en référé (voir notre précédent commentaire dans La lettre du Cabinet de septembre 2014) les demandes de la société Orpéa, dans le cadre d’un appel d’offres. L’arrêt, rendu le 9 juin 2016,  retient : « En demandant aux laboratoires de biologie de lui proposer à l’avance un pourcentage de redevance à lui rétrocéder, alors même que les prestations et services n’ont pas encore été rendus et que seul l’établissement concerné est en mesure de communiquer le coût de ces services permettant aux parties de fixer le montant de la redevance, la SA Orpéa a manifestement sollicité une ristourne prohibée par l’article L. 6211-21 du code de la santé publique alors que la facturation des examens de biologie médicale n’est susceptible de donner lieu à aucune forme de remise, sauf exceptions prévues dans le CSP de la part des entités en assurant l’exécution. »

 

   Redevance, ristourne, remise… en quelques lignes on saisit que les affaires qui vont être jugées ensuite ne seront pas simplifiées par cette jurisprudence qui pourtant interpelle les acteurs du marché de la biologie médicale en établissements de santé et le sujet continue à occuper les esprits concernés, diverses juridictions et autres chambres disciplinaires tant de l’Ordre des pharmaciens que des médecins devant trancher entre des positions antagonistes, chacun reprenant au soutien de son dossier certaines des grandes étapes protéiformes qui ont précédé le droit actuel, notamment :

 

§  L’article L. 6211-21 du CSP, dans sa version postérieure à la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 : « Sous réserve des coopérations dans le domaine de la biologie médicale menées entre des établissements de santé dans le cadre de conventions, de groupements de coopération sanitaire ou de groupements hospitaliers de territoire et sous réserve des contrats de coopération mentionnés à l’article L. 6212-6, les examens de biologie médicale sont facturés au tarif des actes de biologie médicale fixé en application des articles L. 162-1-7 et L. 162-1-7-1 du code de la sécurité sociale. ».

 

§  On se souvient que l’ancien article L. 6211-6 du CSP, abrogé par l’ordonnance n° 2010-49 du 13 janvier 2010 relative à la biologie médicale, autorisait les laboratoires à consentir des ristournes sur les tarifs de la nomenclature dans le cadre de conventions passées notamment avec les établissements de santé publics ou privés, ce qui permettait indirectement des économies pour l’assurance maladie de près de 50 millions d’euros d’après le ministère de la santé cité par Mme Ségolène Neuville, député, dans son rapport n° 724 (Assemblée Nationale) du 13 février 2013 au nom de la Commission des affaires sociales sur la proposition de loi, adoptée par le Sénat, portant réforme de la biologie médicale, commentant le « retour aux ristournes » adopté par l’article 58 de la loi n° 2011-1906 du 21 décembre 2011 de financement de la sécurité sociale pour 2012.

 

§  Ce rapport contenait par ailleurs, en page 39, une affirmation bien intéressante sur la portée de la énième réforme : « On peut s’interroger sur l’effet de cet article sur les contrats en cours. En l’absence de disposition spécifique, le principe qui s’applique en matière contractuelle est la survie de la loi du contrat. Toutefois, le renouvellement d’un contrat en cours s’opère en principe dans les conditions prévues par la loi du jour où il intervient. En l’espèce, les ristournes accordées en vertu de contrats signés alors qu’elles étaient autorisées, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance de 2010, ainsi que dans la période courant entre l’entrée en vigueur de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2012 et l’entrée en vigueur de la présente proposition de loi, doivent pouvoir continuer à être pratiquées jusqu’à l’expiration de ces contrats. ». Dont acte Madame le Député : les contrats à durée indéterminée signés dans ces conditions peuvent perdurer après l’entrée en vigueur de la réforme de la biologie médicale par la loi n° 2013-442 du 30 mai 2013 dont l’article 6 a de nouveau prohibé les ristournes dans la rédaction nouvelle de l’article L. 6211-21 susvisé.

 

§  Mais l’encadrement est bien moins libéral que celui envisagé par M. Michel Ballereau dans son Rapport à Mme Roselyne Bachelot alors ministre de la santé, du 23 septembre 2008, qui commentait « La suppression des ristournes », en son § 6.1. par : « Cette suppression des ristournes pour la biologie médicale n’emporte pas pour autant la suppression de toute négociation financière lors du passage d’une convention entre établissements de santé et laboratoires de biologie médicale privés ou publics ou entre laboratoires de biologie médicale, privés, publics ou publics et privés. De nombreux sujets peuvent faire l’objet de discussions et de négociations comme le transport des échantillons biologiques ou encore leur conservation, […]. »

 

§  L’indignation de certains fut telle qu’une question prioritaire de constitutionnalité a été posée, sur requête de la Selas Bio Dômes Unilabs, par le Conseil d’Etat (7ème sous-sect, 1er octobre 2014, n° 382500) au Conseil constitutionnel aux fins de savoir si le nouvel article L. 6211-21 ne porte pas atteinte notamment à la liberté d’entreprendre ; ce à quoi « les sages du Palais Royal » ont répondu par la négative le 5 décembre 2014 (QPC n° 2014-434) en retenant que « ces dispositions n’entraînent pas une atteinte à la liberté d’entreprendre disproportionnée au regard des objectifs poursuivis ». Ernest Hemingway a raison : « La sagesse des vieillards, c’est une grande erreur. Ce n’est pas plus sages qu’ils deviennent, c’est plus prudents. »

 

§  Pendant ce temps-là, à Luxembourg, la 9ème chambre du Tribunal de l’Union Européenne juge l’affaire T-90/11 - qui oppose l’Ordre national, le Conseil national de l’Ordre des Pharmaciens et le Conseil central de la section G du même ordre, à la Commission Européenne, sur plainte initiale soutenue par Labco, dans le cadre d’une demande de réduction de l’amende de 5 millions d’euros infligée à l’Ordre français par la Commission, en sanction de l’infraction commise à l’article 101 du TFUE pour avoir pris des décisions ayant pour objet d’imposer des prix minimaux sur le marché français des analyses de biologie médicale et des décisions visant à imposer des restrictions au développement des groupes de laboratoires sur ce marché -, et prononce son célèbre arrêt du 10 décembre 2014, de 65 pages dans la version française, dont je recommande la lecture intégrale (sur http://curia.europa.eu) à quiconque s’intéresse au droit de la concurrence en matière de biologie médicale en France, le format de la présente Lettre du Cabinet ne me permettant pas d’en extraire tous les attendus parfaitement utiles à la réflexion qui nous occupe.

 

§  Le 26 janvier 2016, les députés Jean-Louis Touraine et Arnaud Robinet ont déposé leur Rapport d’information de la Commission des affaires sociales (Assemblée Nationale, n° 3441), dans lequel on peut notamment lire que « Les dérogations à l’interdiction des ristournes constituent encore une pierre d’achoppement » et « une question qui fait encore débat », mais les rapporteurs « n’estiment pas nécessaire de revenir sur une disposition dont les enjeux ont été largement débattus lors de l’examen de la loi de 2013 ». Ils ajoutent (page 38) que « certains marchés publics conclus avant l’entrée en vigueur de la loi courent toujours : de facto, les établissements de santé bénéficient toujours des ristournes préalablement négociées. Cette situation tend à se normaliser au fur et à mesure des renouvellements de marchés. ». Dont acte à nouveau et merci pour eux MM. les Députés.

 

   Les laboratoires de biologie médicale sont exploités par des pharmaciens et des médecins, qui relèvent, en France, d’institutions ordinales différentes. Il est interdit par la déontologie des médecins de consentir « toute ristourne en argent ou en nature, toute commission à quelque personne que ce soit » (article R. 4127-24 CSP), mais néanmoins les spécialistes qui interviennent en établissements de santé privés sont autorisés à payer à l’établissement de santé dans lequel ils interviennent, une redevance, licite à la condition que les dépenses, qui en constituent la contrepartie, correspondent, tant par leur nature que par leur coût, à un service rendu au médecin et qu’elles ne soient pas couvertes par les tarifs versés par les caisses d’assurance maladie, notamment dans le cadre de la tarification à l’activité (T2A) (jurisprudence constante depuis un arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 1996, RDSS 1997, 338) et nombreux arrêts visant l’article L. 4113-5 du code de la santé publique. L’indépendance professionnelle du médecin pas plus que la qualité des soins qu’il prodigue ne sont par principe compromises parce qu’il règle périodiquement à la Clinique où il exerce une facture pour son occupation des locaux et du personnel mis à sa disposition, comme des consommables qu’il utilise.

 

   La Cour de cassation a même validé le paiement d’une indemnité, un droit d’apport ou droit d’entrée, en contrepartie de la signature d’un contrat conférant l’exclusivité de sa discipline au médecin spécialiste concerné.

 

   Les mêmes opérations sont considérées, si le spécialiste exerce la biologie médicale, au contraire comme des contraintes financières ou commerciales prohibées par l’article R. 4235-18 du CSP s’il est pharmacien, parce que « portant atteinte à son indépendance »…

 

   Ainsi, ce qui est obligatoire pour un médecin spécialiste non biologiste exerçant dans un établissement de santé privé, serait interdit en droit de la biologie ? Cela est contestable, puisque la facturation des actes de biologie au tarif de la nomenclature par le LBM n’empêche pas ce dernier qui respecte l’article L. 6211-21 en ne concédant aucune « ristourne » ou « remise » sur le tarif de la nomenclature, à payer à l’établissement la contrepartie des moyens qu’il met à sa disposition pour exercer son art libéral, comme le font les autres médecins en toute légalité, contrôlée via des expertises judiciaires lorsque le montant de la redevance apparaît s’éloigner du coût réel des prestations dont ils bénéficient. La remise, ou la ristourne, constituent des actes aujourd’hui prohibés, mais la prise en charge par un LBM du coût des prestations que lui sert l’hôpital privé ne constitue pas par principe une remise ni une ristourne sur le tarif de la nomenclature, il convient de distinguer avec discernement les définitions respectives et de requalifier parfois des opérations légalement mises en œuvre mais mal dénommées.

   D’une manière générale, la « ristourne » est une diminution du prix convenu, que le droit du commerce connait bien (cf. circulaire du 16 mai 2003 relative à la négociation commerciale entre fournisseurs et distributeurs), c’est aussi une restitution partielle du prix payé, souvent qualifiée en droit de affaires de « marge arrière ». Le droit de la concurrence analyse en permanence les différentes techniques de promotion qui ont pour objectif d’accroître le chiffre d’affaires d’une entreprise et la réglementation est sous-tendue par deux principes essentiels : la liberté des prix et la loyauté de la concurrence (cf. JurisClasseur Concurrence, fasc. 905 : Promotion des ventes par les prix), alors que les « rabais ou remises » désignent généralement les diminutions de prix consenties en faveur des consommateurs. Singulièrement, ristournes, rabais et remises sont employés dans le débat concernant les relations entre biologistes et établissements de santé avec une confusion qui ignore la réalité de la « cause » au sens juridique du terme de la convention passée, alors que les innombrables débats judiciaires sur la « redevance » ou la « participation aux frais » supportée par les autres spécialistes (= non biologistes) au sein des mêmes établissements de santé privés, n’ont pas été pollués par cette confusion…  

 

    Quid du coût de la gestion des bordereaux de facturation S 3404 par les établissements de santé privés, du suivi du paiement, des éventuelles relances des caisses tiers payants et de la distribution des honoraires via le compte mandataire de la Clinique si elle en est chargée ? La redevance est souvent justifiée, à la hauteur de son coût réel, même s’il est pour des raisons pratiques forfaitisé, avec l’aval de la Cour de cassation.

 

   Toute relation économique entre un laboratoire de biologie médicale et un établissement de santé ne relève pas de la concurrence déloyale ni de l’atteinte à l’indépendance professionnelle des pharmaciens et médecins qui consentent à facturer et/ou à payer le juste prix des prestations réalisées ou de celles obtenues de la Clinique, en toute transparence économique.

 

   Un autre sujet de discussion est relatif aux actes non facturés au tarif plein de la nomenclature parce que non réalisés par le personnel du LBM, par exemple la prise en charge partielle de la phase pré-analytique si l’établissement de santé privé pratique lui-même les actes de prélèvements sanguins par son propre personnel ? Il serait singulier d’affirmer que la réduction alors consentie par le LBM à hauteur de cette partie de la phase pré-analytique de l’acte qu’il n’a pas réalisée constituerait une « ristourne prohibée » alors qu’il ne s’agit que de l’absence de facturation d’un acte qui n’a pas été effectué par le personnel du laboratoire. Le LBM ne serait-il pas plus condamnable s’il facturait 100% du tarif de la nomenclature pour un acte partiellement non réalisé, c’est-à-dire ce que les sections d’assurances sociales de l’Ordre des médecins qualifient et sanctionnent « acte fictif néanmoins facturé » et dont les tribunaux des affaires de sécurité sociales ordonnent « la répétition d’indus » ?

 

   Comme souvent, les principes sont agités et le droit positif tend à s’imposer sans discernement rigoureux ; les volte-face successives du Parlement exposent à des sanctions inadaptées tant les biologistes que les établissements qui, sur le terrain, ne sont pas systématiquement animés de mauvais sentiments corporatistes mais essaient de mettre en œuvre un équilibre économique au sein de leurs relations contractuelles qu’il devient difficile de définir tant le corpus légal et réglementaire est protéiforme.

 

   Demain, c’est-à-dire à compter du 1er octobre 2016, le code civil réformé par l’ordonnance n° 216-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats offrira de nouvelles opportunités d’intervention du juge pour réparer le préjudice en cas d’abus dans la fixation du prix (article 1165 nouveau) et le droit commun des contrats viendra à son tour influencer le droit spécial des conventions entre les biologistes et les établissements de santé.

   Les acteurs de ce marché doivent donc réfléchir à l’opportunité soit de signer des contrats avant le 1er octobre, qui perdureront en étant soumis au droit actuel, soit de différer leur adoption en tenant compte de l’ensemble des éléments opposables après cette date. Le choix n’est pas facile. On vit une époque formidable !

Source
La Lettre du Cabinet - Août 2016
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