La fellation est elle, en droit français, une relation sexuelle ?

Auteur(s)
Isabelle Lucas-Baloup
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Bill Clinton plaide, devant le Sénat, qu'il n'a pas menti en déclarant sous serment ne pas avoir eu une "relation sexuelle" avec Monica Lewinsky, et le "Journal of the American Medical Association" ("JAMA") publie, dans son édition du 20 janvier, les résultats d'une étude du Kinsey Institute for Sex research de l'université de l'Indiana aux termes de laquelle la fellation ne constituerait pas une "relation sexuelle".

En France, la Cour de cassation juge que l'expression "relation sexuelle" implique nécessairement "un acte de pénétration sexuelle" (1), et, depuis 1984, la chambre criminelle affirme péremptoirement que la fellation est un viol dès lors qu'il y a eu pénétration non consentie de la verge dans la bouche de la victime (2). Allant même, en 1997, jusqu'à juger que "tout acte de fellation constitue un viol dès lors qu'il est imposé à celui qui le subit ou à celui qui le pratique"(3).

Pourtant, la jurisprudence se révèle protéiforme sur la présence effective du sexe (la verge ou le vagin) dans l'acte incriminé. C'est essentiellement à l'occasion de la définition des compétences respectives de la cour d'assises (jugeant les crimes et notamment celui de viol) et du tribunal correctionnel (sanctionnant les délits, notamment celui d'attentat à la pudeur) que les juges français ont eu à réfléchir sur la qualification des divers gestes mettant en oeuvre "le sexe" de l'homme et plus particulièrement de sa place dans l'acte objet de la cause. Traditionnellement, le viol s'entendait d'une "pénétration sexuelle" stricto sensu qui supposait que le sexe du coupable pénétrât dans le sexe de la victime (conjonction sexuelle), définition qui a évolué dès lors que des femmes ont été condamnées pour viol (4) et que des hommes en ont été jugés victimes. Aujourd'hui, le code pénal définit le viol comme "tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte ou surprise" (art. 222-223).

Bien qu'un texte de droit pénal s'interprète restrictivement, les magistrats sont allés assez loin dans la définition de l'acte jusqu'à condamner, pour viol, des "pénétrations anales pratiquées avec le doigt ou avec des carottes, infligées par une mère à sa fille, dans un but d'initiation sexuelle"(5). L'intromission d'un corps étranger dans l'anus devenait ainsi une pénétration "sexuelle", ce qui apparaît relever plus d'une approche repressive que d'une analyse strictement anatomique de la cause. La jurisprudence fut identique lorsque le coupable introduisit dans l'anus d'une femme le sexe d'un animal (6) ou qu'un pensionnaire introduisit dans le rectum d'un de ses camarades "un manche de pioche recouvert à son extrémité d'un préservatif" (7).

Ainsi disparut, au mépris du sens des mots "pénétration" et "sexuelle", l'élément matériel essentiel de l'infraction : la pénétration par le sexe (du coupable) et/ou dans le sexe (de la victime). La pénétration sans le sexe, mais "à connotation sexuelle" était née.

Le "mobile" permet, dans certains cas, de légitimer l'acte de pénétration : ainsi un médecin-expert, nommé "pour procéder à l'expulsion de tout corps étranger" fut-il relaxé bien qu'ayant diligenté, avec l'aide de deux policiers, un toucher rectal "malgré les véhémentes protestations de la victime" sur une personne suspectée de trafic de stupéfiant après qu'un examen radiologique ait révélé la présence d'enveloppes en latex contenant de l'héroïne dans ses intestins (8). En revanche, le cardiologue s'étant livré, sur une patiente souffrant d'une infection urinaire (sic) notamment à une intromission d'un doigt nu dans le vagin, a-t-il vainement plaidé, avant d'être suspendu pour six mois pour "agression sexuelle par personne ayant autorité", qu'il "voulait écarter l'éventualité d'une grossesse extra-utérine" (9).

Les meilleures plumes se sont exprimées dans les annales judiciaires sur la qualification d'une fellation comme viol et récemment encore un Haut conseiller à la Cour de cassation résumait ainsi la question :"viol d'autrui ou viol de la loi ?" (10) en citant la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris qui a résisté à une telle dérive, par un arrêt du 12 janvier 1998, en énonçant que "aussi répréhensibles soient-ils sur le plan moral ou en équité, les agissements reprochés aux mis en examen doivent recevoir la qualification juridique prévue en l'état des textes par la loi". En l'espèce, la pénétration buccale de l'agresseur par le sexe de l'agressé ne constituait pas une "pénétration de la personne d'autrui par l'agresseur et relevait par voie de conséquence du délit d'agression sexuelle autre que le viol". C'est la position finalement adoptée par la chambre criminelle qui, dans un arrêt opérant un total revirement de jurisprudence par rapport à celle de 1997, condamne "le viol sur soi-même" et impose un "acte de pénétration sexuelle active" (11).

En France, la fellation est une relation sexuelle, d'après la cour de cassation, puisqu'impliquant une pénétration, mais ce n'est pas l'avis de toutes les juridictions. Dans le Dictionnaire Historique de la Langue Française (Robert), le mot fellation est "un dérivé savant de fellatum, supin du latin fellare "têter", d'où "sucer" dans le vocabulaire érotique, qui se rattache à une racine indoeuropéenne dhé- "têter". Toutes choses étant de ce qu'elles sont par ailleurs, en France, un avocat de bonne foi, surtout s'il lit le JAMA, pourrait bien, sous serment, procéder à la même affirmation, question de lecture, que son confrère devenu président des Etats-Unis. Parjure ? Dura lex, sex lex.
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(1) Arrêt Cass. crim. 28 mars 1990.
(2) Arrêt Cass. crim. 22 février 1984.
(3) Arrêt Cass. crim. 16 décembre 1997.
(4) "l'imbecilitas sexus" ayant disparu du droit depuis Justinien (Digeste 16,1,2,2).
(5) Arrêt Cass. crim. 27 avril 1994.
(6) Rev. sc. crim. 1992, p. 69.
(7) Arrêt Cass. crim. 6 décembre 1995.
(8) Arrêt Cass. crim. 29 janvier 1997.
(9) Cour de Grenoble, 25 février 1998.
(10) Henri Angevin, Dr. pénal, mars 1998, p.4.
(11) Arrêt Cass. crim. 21 octobre 1998, Dr. pénal, janvier 1999, p.12.

Source
Le Quotidien du Médecin - Janvier 1999
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