Responsabilité disciplinaire d’une sage-femme (absence de sanction)

Auteur(s)
Isabelle Lucas-Baloup
Contenu

Décision du 14 janvier 2021, Chambre disciplinaire Ordre des Sages-Femmes

Une patiente saisit la Chambre disciplinaire de première instance d’une plainte contre une sage-femme, après son accouchement précédé d’une grossesse pathologique, pour n’avoir pas averti le médecin d’un tracé anormal du rythme cardiaque fœtal (RCF), pour avoir enregistré une mention manuscrite « constituant un rapport tendancieux », avoir administré un médicament pour arrêter la lactation et n’avoir pas entretenu une bonne relation professionnelle avec le médecin.

La plainte est rejetée après une motivation précise qui plante le décor des relations au sein d’une clinique privée entre les différents professionnels de santé :

« Par délibération du 13 mai 2019, enregistrée au greffe de la chambre disciplinaire le 4 juin 2019, le conseil de l'Ordre des sages-femmes de ... a transmis à la chambre disciplinaire, sans s'y associer, la plainte déposée par Mme Y, à l'encontre de Mme X, sage- femme inscrite au tableau de l'Ordre de ...

Par sa plainte reçue le 8 octobre 2018 et un mémoire reçu le 13 mai 2019 au conseil de l'Ordre des sages-femmes de ..., complétés par trois mémoires enregistrés devant la chambre disciplinaire les 18 octobre 2019, 3 juin 2020 et 28 octobre 2020, Mme Y, représentée par Me N, demande à la chambre disciplinaire :

1°) de prononcer une sanction à l'encontre de Mme X;

2°) d'ordonner, sur le fondement de l'article R. 4126-18 du code de la santé publique, l'audition de Mme C, surveillante du service, et la communication des éléments recueillis par la direction de la clinique ... au cours de la procédure ayant abouti au licenciement pour faute grave de Mme X.

Elle soutient que la sage-femme a commis plusieurs manquements à la déontologie :

  • elle n'a pas averti le médecin du tracé anormal du rythme cardiaque fœtal (RCF) révélé par le monitoring pratiqué le 29 mai de 8h50 à 9h30 sur une patiente entrée la veille pour pré-éclampsie ; ce n'est qu'à 11h30 que la surveillante a averti la gynécologue et que l'accouchement d'urgence par césarienne a pu être décidé, mais pratiqué à 15h30 seulement du fait de l'occupation alors du bloc opératoire ; contrairement à ce que soutient la sage-femme, elle-même n'a commis aucune faute en prenant en charge la patiente, en accord avec le pédiatre et en toute connaissance de cause, à la maternité de ..., qui est une maternité de type 2 dès lors qu'elle dispose d'un pédiatre et de la proximité d'un service de néonatalogie ; ce n'est qu'en raison du petit poids de l'enfant qu'il a été conduit au centre hospitalier ; elle avait laissé des consignes dans le dossier médical que Mme X aurait dû lire ; en tout état de cause, devant l’anormalité du RCF la sage-femme devait obligatoirement prévenir le médecin et continuer à enregistrer ce rythme au lieu de l'interrompre pour la consultation d'anesthésie; elle a méconnu les articles 2, 13, 14 et 26 du code de déontologie ;
  • postérieurement au transfert de la patiente et de l'enfant au centre hospitalier, elle a indiqué sur le RCF « vu par le Dr Y », ce qui est une falsification pour faire porter au praticien la responsabilité de sa propre faute; elle n'a même pas mentionné l'heure de cette consultation, laissant accroire que le médecin était averti dès le début de matinée ; elle a méconnu les articles 35, 37 et 59 du code de déontologie ;
  • Mme X a prescrit, pour arrêter la lactation, du Dostinex à une des patientes du Docteur Y, alors que ce médicament ne peut être prescrit par les sages- femmes, qu'il ne dispose pas d'une AMM pour l'arrêt de la lactation et que le Dr Y applique, seule dans cette maternité, un protocole homéopathique pour aider à la fin de la lactation ; ce protocole et l'ordonnance correspondante étaient disponibles dans son casier et Mme X, parfaitement informée par Mme C, aurait dû se les procurer ; elle a méconnu les articles 12 et 59 du code de déontologie.

Par un mémoire devant le conseil de l'Ordre enregistré le 10 mai 2019 et des mémoires en défense devant la chambre disciplinaire enregistrés les 28 février 2020 et 25 novembre 2020, Mme X demande le rejet de la plaine.

Elle soutient que :

  • Mme Y, qui refuse toute conciliation, tente de lui faire supporter les conséquences éventuelles de ses propres insuffisances ; sa plainte a été déposée plus de quatre mois après les faits et alors que la mère et l'enfant se portent bien; ajoutée à un licenciement brutal, cette plainte témoigne d'un rare acharnement; le tribunal du travail de ... a d'ailleurs fait droit à ses propres demandes contre le licenciement dans des termes sévères pour la clinique ;
  • elle n'a commis aucune faute disciplinaire : s'agissant de l'enregistrement du rythme cardiaque fœtal, le Dr Y ne démontre pas avoir laissé d'instructions claires, ne s'est pas aperçue que le monotoring qui aurait selon lui dû être réalisé à cinq heures du matin ne l'a pas été; la gynécologue obstétricienne ne s'est présentée à la clinique, le 29 mai au matin, qu'à 11h45, de même que la responsable du service de gynécologie; elles ont laissé une sage- femme novice seule pour assumer l'ensemble des tâches du service, alors même qu'avait été hospitalisée la veille une femme enceinte dont l'état de santé justifiait une hospitalisation dans une maternité de niveau 2 ou 3 ;
  • on ne peut lui reprocher d'avoir pris l'initiative de réaliser un monitoring, ce qui entre bien dans les compétences des sages-femmes ;
  • elle n'a rien indiqué de faux en notant que le docteur Y avait vu le RCF; aucune intention de nuire ne peut lui être reprochée ;
  • les sages-femmes ont en droit de prescrire les médicaments arrêtant la lactation ;
  • les documents émanant de Mme C, sage-femme sous les ordres du Dr B et partageant avec elle une communauté d'intérêts, et du professeur R, qui n'est pas un expert nommé par la juridiction et auquel un dossier couvert par le secret médical n'aurait pas dû être communiqué, doivent être écartés des débats.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

  • la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de
  • la délibération n° 97-109 APF du 10 juillet 1997 portant code de déontologie des sages-femmes;
  • le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement informées du jour de l'audience.

Le rapport de Mme … a été entendu au cours de l'audience publique du7 décembre 2020, les parties n'étant ni présentes ni représentées.

Considérant ce qui suit :

Mme Y, gynécologue obstétricienne exerçant à la clinique ... de ..., reproche à Mme X, sage-femme alors salariée de cet établissement, d'avoir commis plusieurs fautes déontologiques en ne l'avertissant pas immédiatement, le mardi 29 mai 2018, du caractère anormal de l'enregistrement du rythme cardiaque fœtal qu'elle avait pris l'initiative de réaliser sur une patiente hospitalisée la veille, ensuite en portant des mentions fallacieuses sur cet enregistrement, enfin en outrepassant ses compétences et ses instructions en prescrivant à une de ses patientes un médicament pour arrêter la lactation au lieu de mettre en place le protocole qu'elle-même préconise, tous manquements révélant en outre selon la plaignante une méconnaissance du devoir d'entretenir de bons rapports avec les autres membres des professions de santé.

Sur l'existence de fautes déontologique :

En ce qui concerne la réalisation d'un enregistrement du rythme cardiaque fœtal et l'absence d'appel au médecin :

  1. L'article 2 du code de déontologie des sages-femmes applicable en …, approuvé par la délibération de l'Assemblée de ... du 10 juillet 1997 modifié, dispose : « La sage-femme exerce sa mission dans le respect de la vie et de la personne humaine». Aux termes de l'article 13 du même code: ««Dans l'exercice de sa profession, la sage-femme ne doit pas, sauf circonstances exceptionnelles, effectuer des actes ou donner des soins, ni formuler des prescriptions dans les domaines qui débordent sa compétence professionnelle ou dépassent ses possibilités (. ..) ». Selon l'article 14 du même code : « La sage-femme doit s'interdire dans les investigations ou les actes qu'elle pratique comme dans les traitements qu'elle prescrit de faire courir à sa patiente ou à l'enfant un risque injustifié (. ..) ». Enfin, aux termes de l'article 26 du même code : « La sage- femme doit élaborer son diagnostic avec le plus grand soin, en s'aidant dans toute la mesure du possible des méthodes les plus appropriées et, s'il y a lieu, en s'entourant des concours les plus éclairés ».
  1. D'une part, peu importe que ce soit de sa propre initiative ou pour suivre des instructions figurant au dossier que Mme X a décidé de procéder, le 29 mai 2018 de 8h45 à 9h30, à l'enregistrement du rythme cardiaque fœtal de l'enfant attendu par une patiente hospitalisée le 28 mai 2018 à la demande du docteur Y en raison d'une grossesse pathologique. Une telle initiative ne saurait en effet, en tout état de cause, lui être reprochée, dès lors qu'il entre bien dans les compétences des sages-femmes, contrairement à ce qui est soutenu, de prescrire ce type d'examen, en particulier s'agissant d'une patiente hospitalisée en fin de grossesse en raison de risques avérés, qui devait nécessairement faire l'objet d'une surveillance étroite.
  1. D'autre part, il est constant que cet enregistrement faisait apparaitre une tachycardie fœtale avec un rythme insuffisamment oscillant, potentiellement synonyme de souffrance fœtale et que, lorsqu'il a été porté à la connaissance de la cadre du service maternité- obstétrique, celle-ci l'a immédiatement communiqué, vers 11h30, au docteur Y, qui a décidé de réaliser le jour-même la césarienne précédemment programmée pour le lendemain. Ces faits sont suffisamment établis par les pièces du dossier et l'attestation de la surveillante Mme C produite par le docteur Y, sans qu'il soit besoin d'ordonner une audition de celle-ci. Il est constant que l'intervention ne s'est déroulée que vers 15h30, ce qui semble indiquer qu'elle n'a pas été jugée très urgente ou bien, si le retard tient réellement, comme l'affirme le docteur Y, au fait que tous les blocs opératoires de la clinique étaient occupés, que celle-ci n'était pas organisée de façon à faire face aux urgences obstétricales. La naissance s'est d'ailleurs bien déroulée et ce n'est qu'en raison de son petit poids que l'enfant, accompagné de sa mère, a été transféré au centre hospitalier de Il reste cependant que, en n'alertant pas immédiatement un médecin sur le caractère inquiétant du tracé du rythme cardiaque fœtal au lieu d'y mettre fin à 9h30 pour que la patiente se rende à son rendez-vous d'anesthésie, la sage-femme a manqué de compétence professionnelle et fait courir à la mère et l'enfant un risque injustifié.

En ce qui concerne la mention portée sur l'enregistrement du rythme cardiaque fœtal :

  1. interdit à une sage-femme d'établir un rapport tendancieux ou de délivrer un certificat de complaisance». Selon l'article 37 du même code: « Toute fraude, abus de cotation, indication inexacte des honoraires perçus et des actes effectués sont interdits(...)».
  1. Il résulte de l'instruction que le 31 mai 2018, la surveillante, consultant le dossier médical de la mère récemment accouchée, a constaté que figurait, sur l'enregistrement du rythme cardiaque fœtal en litige, la mention manuscrite « vu par le docteur Y». Il n'est pas contesté que cette mention a été portée sur ce document par Mme X, selon elle au moment où elle a photocopié le dossier pour en transmettre une copie au centre hospitalier.
  1. La mention ainsi portée par la sage-femme sur l'enregistrement du rythme cardiaque fœtal n'est pas en soi mensongère, puisque ce document avait bien été porté à la connaissance du docteur Y, et que celle-ci aurait pu, voire dû, indiquer elle-même sur le tracé ou dans le dossier l'heure à laquelle elle avait pris connaissance de cette pièce. Il ne résulte pas de l'instruction qu'en inscrivant cette mention sous le tracé du rythme cardiaque fœtal, sans mention de l'heure, la sage-femme aurait eu l'intention de faire croire que cet enregistrement aurait été présenté au médecin dès la fin de ce tracé, à 9h30. Cette mention, qui aurait certes dû être plus précise, ne constitue donc pas un rapport tendancieux, ni en tout état de cause une fraude au sens de l'article 37 précitée du code de déontologie, l'intention de présenter les faits de façon fallacieuse pour échapper à une responsabilité n'étant pas établie.

En ce qui concerne la prescription d'un médicament pour arrêter la lactation :

  1. L'article 12 du code de déontologie des sages-femmes de … dispose : « La sage- femme est libre dans ses prescriptions dans les limites fixées par la réglementation en vigueur. Elle doit dans ses actes et ses prescriptions observer la plus stricte économie compatible avec l’efficacité des soins et l'intérêt de sa patiente ».
  1. Mme Y reproche à Mme X d'avoir, à une date non précisée, administré à une de ses patientes deux comprimés d'un médicament pour arrêter la lactation, alors que ce médicament ne bénéficie pas d'autorisation de mise sur le marché et qu'il était connu dans la clinique que, pour celles de ses patientes ne voulant pas ou plus allaiter, un protocole homéopathique devait être mis en place. Toutefois, à supposer qu'une telle instruction ait réellement été portée à la connaissance de Mme X, ce qui n'est pas démontré, le fait de ne l'avoir pas respectée relèverait d'une faute disciplinaire mais non d'une méconnaissance de l'article 12 du code de déontologie. Par ailleurs, il est constant que les sages-femmes disposent de la compétence professionnelle pour délivrer les médicaments aidant à l'arrêt de la lactation et il ne résulte pas de l'instruction que le médicament en cause, dont il n'est pas contesté que c'était celui habituellement prescrit par l'ensemble des autres médecins et sages-femmes de la clinique, ne bénéficiait pas d'autorisation en ….

En ce qui concerne le manquement au devoir d'entretenir de bonnes relations avec les autres membres des professions de santé :

L'article 59 du code de déontologie dispose: « Les sages-femmes doivent entretenir de bons rapports, dans l'intérêt des patientes, avec les membres des professions de santé. Elles doivent respecter l'indépendance de ceux-ci».

  1. Il résulte de l'instruction que, dans les suites immédiates de la césarienne pratiquée le 29 mai 2018 en présence de la sage-femme, le docteur Y a provoqué un entretien avec Mme X dans lequel elle lui a demandé de « reconnaitre » la « faute grave » que constituait l'absence de détection de l'anormalité du rythme cardiaque fœtal et d'appel au médecin. La sage-femme a tenté de se disculper en minimisant son manquement. Ce refus d'accepter sa responsabilité, quand bien même il aurait pour conséquence de rejeter la faute sur le médecin, ne saurait suffire à révéler de la part de la sage-femme un manquement à son devoir d'entretenir, dans l'intérêt des patientes, de bons rapports avec les autres professionnels de santé. Comme il est dit aux points 7 et 9, il n'est en outre nullement établi que Mme X aurait eu l'intention, par ses actions et prescriptions, de nuire au docteur Y ou aux patientes de celle-ci. De plus, aucun élément du dossier ne permet d'affirmer, comme il est allégué, que la sage-femme témoignerait, à l'égard de ce médecin ou des patientes, d'un quelconque « manque de considération ».

 

Sur la sanction :

  1. Il résulte de ce qui a été dit au point 4 qu'en ne décelant pas le 29 mai 2018 l'anormalité du rythme cardiaque fœtal, qu'elle a à tort estimé semblable à celui de la veille, et en n'alertant pas immédiatement un médecin, Mme X a manqué de discernement et de réactivité et commis une faute déontologique. Toutefois, il n'est pas démontré que des instructions précises auraient été données à la sage-femme du service, isolée et peu expérimentée, en ce qui concerne les modalités de surveillance et de prise en charge de cette patiente, hospitalisée   la veille sur décision médicale pour des motifs graves, alors qu'il n'est pas contesté que le docteur Y était pour sa part absente de la clinique jusqu'en fin de matinée et ne s'est pour pas enquise de l'état de santé de sa patiente. Dans ces conditions particulières, il n'y a pas lieu de prononcer de sanction en répression du manquement constaté.
  1. Il résulte de tout ce qui précède que la plainte doit être rejetée.

 

PAR CES MOTIFS,

DECIDE

Article 1er : La requête de Mme Y est rejetée.

Article 2 : Le présent jugement sera notifié à Mme X, à Me P, à Mme Y, à Me N, au conseil de l'Ordre des sages-femmes de ..., au procureur de la République près le tribunal de première instance de ..., au Gouvernement de ..., au ministère de la santé de ..., au Haut-Commissaire de la République en …, au Conseil national de l'Ordre des sages-femmes et au ministre des solidarités et de la santé. »

 

Source
www.gyneco-online.com
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