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Le droit de la peau
Isabelle Lucas-Baloup

Si, d'un point de vue scientifique, la limite entre organes et tissus est souvent ténue, d'un point de vue juridique je vous suis infiniment reconnaissante de votre invitation à réfléchir sur la nature juridique de la peau de l'homme de laquelle on induira sa classification dans l'une de ces deux catégories, qui relèvent d'un régime différent en droit !

Si le cœur et le pancréas sont assurément des organes, la peau, les os, la cornée, les artères, remplissent eux aussi une fonction, une mission, nécessaire à la vie, un rôle de protection vitale du corps. Pourtant, il est classique de considérer juridiquement la peau comme un tissu plutôt qu'un organe. Nous en mesurerons les conséquences notamment eu égard à certaines opérations de cessions, à soi-même ou à autrui.

En droit, le tégument change manifestement de régime selon l'usage qui est en fait, ce qui me conduira, et je vous prie de bien vouloir m'en excuser, à vous livrer en quelques instants des affirmations réellement contradictoires. Je vous les donnerai dans l'ordre suivant d'utilisation de la peau de l'homme :

- à des fins judiciaires et sociales,

- à des fins esthétiques et/ou médicales.

I. La peau utilisée à des fins judiciaires et sociales :

1. La détermination et la vérification de l'identité d'une personne physique s'effectuent fréquemment par l'examen des empreintes digitales et des photographies.

Un décret n° 87-179 du 19 mars 1987 autorise le relevé d'une empreinte digitale à la constitution du dossier de demande de carte nationale d'identité, laquelle pourra être utilisée en vue de " l'identification certaine d'une personne dans le cadre d'une procédure judiciaire " (le refus de se prêter aux prises d'empreintes digitales constitue d'ailleurs un délit réprimé de trois mois d'emprisonnement et d'une amende de 25 000 F, art. 78-5 code de procédure pénale).

Ce contrôle est également compris dans les " mensurations anthropométriques " auxquelles ne peuvent échapper les détenus à leur arrivée dans un établissement pénitentiaire (art. D. 284 et suiv. CPP) et la géométrie digitale, les dessins papillaires, spécifiques de chaque individu, permettent aujourd'hui d'éviter les marquages et mutilations auxquels on procédait avant les travaux d'Alphonse Bertillon dans les années 1880. Dans les pays développés, il faut aujourd'hui 8 à 17 points (mais le plus souvent 12 suffisent) sans discordance pour qu'on estime établie l'identification, avec une valeur de probabilité supérieure à un sur un milliard (d'après Christophe Champod, chercheur à Lausanne, thèse sur la " Reconnaissance automatique et analyse statistique des minuties sur les empreintes digitales ").

Relever vos empreintes digitales constitue-t-il alors une atteinte à votre vie privée ? La Commission Européenne des Droits de l'Homme répond par l'affirmative, mais l'atteinte est justifiée conformément à l'alinéa 2 de l'article 8 qui stipule qu'" il ne peut y avoir ingérence d'une activité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la [...] prévention des infractions pénales [...]. " (R. n° 8022/77, 8025/77, 8027/77 Mc Veigh, O'neill, Evans c/ RU, 18 mars 1981, D.R. 25/60).

La peau de la main est également observée dans le cadre des vérifications d'imputation de délits ou de crimes, par comparaison entre les empreintes digitales relevées sur une personne interpellée et celles découvertes sur les lieux ou sur des pièces à conviction (cf. Sciences légales et police scientifique, J.L. Clément, Masson).

Des fichiers informatiques nationaux et internationaux d'empreintes sont autorisés et utilisés : ex. images et points caractéristiques des empreintes des deux medius des demandeurs du statut de réfugié (ancien fichier de l'OFPRA), le système Eurodac pour les demandeurs d'asile. Le système FAED est utilisé par les autorités de police technique et scientifique et la gendarmerie pour détecter les usurpations d'identité (23 000 en 1997).

2. Comme les dessins de l'épiderme, les cicatrices peuvent jouer un rôle dans la détermination de l'identité d'une personne.

3. La couleur de la peau est fréquemment mentionnée dans les procès-verbaux de police ou de gendarmerie " un individu de race blanche ", mais " la couleur de la peau d'un sujet ne saurait constituer un élément objectif, extérieur à la personne même de celui-ci, de nature à justifier un contrôle d'identité " (délit de faciès, délit de sale gueule etc.). La peau à elle seule ne définit pas la race, mais les classements classiques la prennent en considération avec une manifeste prépondérance : " race noire, race jaune, race blanche".

La couleur de la peau constitue aussi un des éléments du rapport d'autopsie médico-légale, au titre de la description du cadavre (couleur de la peau et signes particuliers : ulcération, cicatrice, tatouage, etc).

4. L'observation de la couleur de la peau conduit le juriste à exposer évidemment les délits de discrimination, réprimés par les articles 225-1 et suivants du code pénal, qui prohibent notamment le refus d'embauche d'un candidat en raison de la couleur de sa peau, le refus par un prévenu d'être défendu par un " avocat de couleur " commis d'office, le refus par le physionomiste d'une discothèque de laisser entrer les personnes " arabes ou de couleur " (sic), etc.

5. Le droit pénal n'est pas seul à examiner la peau, le droit civil en observe la couleur dans le cadre d'actions en reconnaissance ou en désaveu de paternité : la cour de Colmar décide que la couleur noire de la peau d'un enfant n'est pas un élément suffisant pour rendre invraisemblable la filiation déclarée du père blanc (1); pour la cour de Rouen, la couleur de la peau est l'un des éléments utiles : " l'enfant, comme le requérant de race noire, présente un aspect physique caractéristique de race noire alors que la mère et l'auteur de la reconnaissance sont de race blanche "(2) ...

6. La peau est aussi considérée comme une limite : à la vie privée, au corps humain, une limite à franchir avec prudence, de préférence pour des raisons thérapeutiques, aujourd'hui simplement médicales, on le verra infra.

II. La peau utilisée à des fins esthétiques et/ou médicales :

1. Comme élément du corps humain, la peau est soumise aux principes d'ordre public de l'inviolabilité et du respect de l'intégrité, prévus aux articles 16-1 et 16-3 du code civil (3), issus des lois de bioéthique du 29 juillet 1994. Mais où commence l'atteinte à l'intégrité, quel est le rôle du consentement de la personne, peut-elle elle-même violer son intégrité, sa peau ? Quand l'effraction cutanée est-elle prohibée ?

Un texte d'interdiction dont il est expressément mentionné (art. 16-9 c. civ.) qu'il est d'ordre public n'autorise aucune autre exception que celles qu'il prévoit le cas échéant. C'est ici que commence un décalage singulier entre le texte et la tolérance des pouvoirs publics à sa méconnaissance :

Si un contrôle relativement sévère est opéré sur toute recherche biomédicale conduite sur la peau et soumise à la loi du 20 décembre 1988 modifiée (loi Huriet), en revanche quid du respect de l'intégrité, c'est-à-dire de l'absence d'altération, dans un certain nombre de circonstances notamment consenties par la personne elle-même ?

L'indisponibilité juridique du corps humain et de ses éléments, donc de l'enveloppe cutanée, doit-elle s'opposer à la liberté de la personne de disposer d'elle-même et d'altérer l'intégrité de sa peau si cela lui convient ?

2. La pratique des percings et des tatouages corporels comme avant eux, depuis des décennies, celle du perçage des oreilles des petites filles, illustre magnifiquement ce sujet juridique. Lorsque Mme Gillot publie un communiqué de presse, le 18 août 2000, rappelant les risques sanitaires liés à ces actes, elle n'en condamne pas le principe et l'existence, malgré les textes d'ordre public que nous venons de rappeler. Au Parlement, une commission enquête sur les " pratiques non réglementées de modifications corporelles ". Va-t-on en conséquence " réglementer " ce qui est, par nature, juridiquement, à tort ou à raison, en l'état du droit positif français, purement et simplement interdit ?

3. Une directive européenne de 1994 concernant certaines substances et préparations dangereuses, limite même dans l'intérêt de la santé et de la sécurité des consommateurs, l'emploi du nickel dans les " assemblages de tiges introduites, à titre temporaire ou non, dans les oreilles percées et dans les autres parties du corps humain ".
Décalages... Les mêmes, souvent, peuvent se rencontrer quand on examine la compatibilité des actes de chirurgie esthétique avec les articles 16-1 et 16-3.

4. Dans nos hôpitaux, la peau est prélevée. L'arrêté du 24 mai 1994 (4) autorise le prélèvement de la peau sur cadavre. La peau peut également être détachée du corps humain : elle devient, en droit civil, alors une chose, sans constituer néanmoins un meuble comme les autres.

Détachée du corps, la peau ne bénéficie plus du statut de la personne humaine (parallélisme avec le sang ou l'organe donné). Son régime est néanmoins différent de celui des choses ordinaires. Elle reste une chose hors du commerce. Il est passionnant de suivre juridiquement le prélèvement, sur une personne brûlée, de quelques parcelles de peau intacte, envoyées aux Etats-Unis dans un laboratoire dans lequel on en extrait quelques kératinocytes ; d'observer ces cellules d'épiderme se multiplier par 10 000 en 3 semaines pour atteindre à partir d'un centimètre de peau un mètre carré d'épiderme nouveau ; de qualifier en droit les petits triangles acheminés en retour vers la France où des chirurgiens vont greffer cette peau nouvelle sur le grand brûlé. Si la nature juridique de la peau " expansée " dans le cadre d'une autogreffe à l'ancienne est plus évident, le régime de la peau artificielle, les vices cachés de celle-ci, l'applicabilité éventuelle du régime des produits de santé défectueux... justifieraient un débat de plusieurs jours !

5. La peau aussi s'infecte. Bien plus, elle contamine autrui. A l'hôpital, on traque les bactéries, les virus et champignons manuportés par le personnel médical et paramédical. Des précautions particulières sont édictées jusqu'à créer un ensemble réglementaire dont la méconnaissance est sanctionnée.

6. Une fois prélevée, la peau peut également devenir un déchet : une res derelictae déchet de soins qu'il conviendra d'éliminer selon les procédures réglementaires éventuellement celles des déchets à risque infectieux.


Le droit de la peau mériterait tout un ouvrage ! Elle relève du droit commun sans n'avoir jamais motivé une réglementation spécifique, ce qui lui confère un statut, ou plutôt une absence de statut, qui conduit à ne l'envisager, en droit, qu'au regard de son utilisation et non de sa nature : en un mot, la peau souffre d'une crise d'identité juridique que vos travaux, j'en suis sûre, contribueront à souligner.

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(1) CA Colmar, 26/06/1988, Juris-Data n° 044103.
(2) CA Rouen, 12/07/1990, Juris-Data n° 044600.
(3) art. 16-1 : "Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits, ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial."
art. 16-3 : "Il ne peut être porté atteinte à l'intégrité du corps humain qu'en cas de nécessité thérapeutique pour la personne. Le consentement de l'intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n'est pas à même de consentir."
(4) Directive 94/27/CE du Parlement Européen det du Conseil du 30 juin 1994 portant 12ème modification de la directive 76/769/CEE.

Journées Pharmaceutiques Internationales de Paris - 13 et 14 novembre 2000


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