Agénésie non diagnostiquée : indemnité aux parents

Auteur(s)
Isabelle Lucas-Baloup
Contenu


Deux radiologues procédant aux échographies de dépistage prénatal mentionnent, dans leurs comptes rendus, le premier que « l’enfant avait deux mains », le second « qu’il avait des membres visibles avec leurs extrémités ». Le bébé présente à la naissance un handicap consistant en une agénésie.
Les parents reçoivent une indemnité de 15 000 € chacun en réparation du préjudice subi par la privation de « pouvoir se préparer psychologiquement en faisant appel au besoin à un psychologue ou à un psychothérapeute en évitant alors la situation de détresse et de souffrance qu’ils ont connue suite au choc de la révélation du handicap au moment de la naissance. »


Arrêt du 15 décembre 2011, Cour d’appel de Versailles :

« SUR CE,

Attendu que Monsieur Patrick L. et Madame Isabelle L. née D. ne critiquent pas les dispositions du jugement entrepris relatives au rejet de leurs demandes concernant le préjudice personnel de leur fille, Tiffany L. ;

Attendu que l'application des dispositions de la loi du 4 mars et de l'article L 114-1 du code de l'action sociale et des familles en la présente instance concernant des faits survenus courant 2004 et 2005 est désormais admise par l'ensemble des parties ;

- Sur les demandes des époux L.

Attendu qu'il résulte des comptes rendus des échographies versés aux débats :

- que le Docteur Jean-Michel C. a mentionné concernant celle du 16 novembre 2004 : 'Le cerveau est présent ainsi que les deux mains et les deux pieds',

- que le Docteur Daniel B. a indiqué concernant celle du 26 janvier 2005 : 'les membres sont visibles avec leurs extrémités' ;

Attendu que le compte-rendu de l'échographie pratiquée le 30 mars 2005 ne comporte aucun élément relatif aux mains voire aux membres ;

Attendu que l'expert judiciaire, le Professeur Yves V., relate dans son rapport :

- en page 2 que le Docteur Jean-Michel C. lui a déclaré : 'J'ai vu 2 segments ressemblant à des mains à 13 sa. Je me suis trompé' ;

Attendu que pour sa part, le Docteur Daniel B. a fait à l'expert une réponse pour le moins sibylline : 'j'ai réalisé un examen complet' ;

Attendu que l'expert judiciaire mentionne que :

- le Docteur Jean-Michel C. est médecin radiologue et que sa formation a débuté il y a 30 ans et qu'il est membre du réseau d'échographie obstétricale Echo-78 et de son programme de FMC,
- le Docteur Daniel B. est également médecin radiologue, avec une formation commencée il y a 30 ans et qu'il réalise environ 1 000 échographies obstétricales par an dont 800 examens morphologiques et lui a fourni des attestations de FMC en échographie prénatale ;

Attendu que le Docteur Daniel B. verse aux débats de nombreuses attestations de présence à des séminaires, journées de formation durant les années 200 à 2005 et des cours d'échographie en avril 1979 ;

Attendu que l'expert judiciaire dans son rapport estime que ces deux praticiens pouvaient être considérés eu égard à leur âge et leurs cursus comme fondés à réaliser des échographies de dépistage prénatal au moment des faits et que pour les mêmes raisons ils pouvaient attester d'une formation médicale continue et que les machines utilisées pouvaient être considérées comme adaptées ;

Attendu que les éléments du dossier et les déclarations recueillies par l'expert judiciaire et les constatations qu'il a pu faire, établissent que le Docteur Jean-Michel C., qui l'a reconnu, et le Docteur Daniel B. ont commis des erreurs, en mentionnant dans leur propre compte-rendu d'échographie que l'enfant que portait Madame Isabelle L. née D. :

- pour le Docteur Jean-Michel C. : avait deux mains,
- pour le Docteur Daniel B. : avait des membres visibles avec leurs extrémités alors qu'elle était atteinte d'une agénésie ;

Attendu qu'ainsi le défaut de diagnostic tant du Docteur Jean-Michel C. que du Docteur Daniel B. lors de leurs premières échographies apparaît caractérisé et constitue au sens des dispositions de l'article 1147 du code civil aux termes desquelles il se forme entre le médecin et son client un véritable contrat comportant pour le praticien notamment de lui donner des soins consciencieux et attentifs conformes aux données avérées de la science ;

Qu'il importe peu que les recommandations récentes mentionnées par l'expert judiciaire pour le dépistage prénatal concernant l'amputation d'au moins un segment de membre ne s'appliquaient pas à l'époque des faits, puisqu'en l'espèce le Docteur Jean-Michel C. et le Docteur Daniel B. avaient par écrit mentionné l'existence des deux mains et que la situation aurait été toute autre s'il n'avait porté aucune indication sur ces membres ;

Attendu que les observations de l'expert judiciaire sur les conséquences de ce qu'il qualifie 'de défaut de diagnostic' ne présentent désormais plus d'intérêt pour le handicap subi par l'enfant lui-même, les demandes présentées de ce chef n'étant pas maintenues par ses parents, eu égard aux dispositions de la loi du 4 mars 2002 ;

Que le Professeur Yves V. indique que les conséquences de cette absence de diagnostic ont été l'impossibilité pour le couple de réfléchir à la prise en charge post-natale de Tiffany et précise en outre qu'en ce qui concerne le choc de cette nouvelle à la naissance, il est impossible de dire si ce choc eut été moindre si l'annonce avait été faite avant la naissance ;

Qu'il fait valoir en ce qui concerne une éventuelle demande d'interruption de grossesse pour raison médicale, celle-ci aurait été vraisemblablement refusée par les Centres Pluridisciplinaires de Diagnostic Prénatal Français et que le recours à un Centre d'interruption étranger aurait été possible essentiellement pendant moins de 10 jours après la date de l'examen échographique, le terme limite étant de 26 semaines au Royaume Uni ; qu'il ajoute qu'il est peu vraisemblable qu'une décision de cette gravité eut pu être prise dans ce contexte et dans un laps de temps aussi court ;

Attendu que la décision du 6 février 2007 de l'Ordre des Médecins, conseil régional d'Ile de France, en rejetant la plainte déposée par les parents de Tiffany, précise qu'elle ne se prononce que sur des griefs de nature déontologique et non sur des griefs de nature technique dont l'appréciation ne peut être réalisée qu'au terme d'une expertise contradictoire et qu'il appartient aux juridictions de droit commun de diligenter, les critiques de Monsieur Patrick L. et de Madame Isabelle L. née D. apparaissant exclusivement de nature technique ;

Attendu que les études, produites aux débats, pour intéressantes qu'elles soient, ne présentent aucune valeur probante en la présente instance ;

Attendu qu'il convient d'examiner la demande dont est désormais saisie la Cour d'Appel de Versailles par Monsieur Patrick L. et Madame Isabelle L. née D. au regard des dispositions de l'article L 114-1 du code de l'action sociale et des familles ainsi libellé :

'Lorsque la responsabilité d'un professionnel ou d'un établissement de santé est engagée vis à vis des parents d'un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d'une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice' ;

Attendu que tant le Docteur Jean-Michel C. que le Docteur Daniel B., professionnels particulièrement confirmés au vu des pièces produites et des indications fournies par l'expert judiciaire pour procéder à des échographies prénatales, se sont montrés négligents et trop hâtifs dans leurs examens et l'affirmation de ce que l'enfant avait bien ses membres supérieurs alors qu'il n'en était rien constitue une faute, caractérisée au regard de l'article L 114-1 du code de l'action sociale et des familles, qui engagent leur responsabilité ;

Attendu qu'il ne peut être préjugé de l'avis des médecins qui auraient eu à se prononcer sur une éventuelle interruption thérapeutique de grossesse au regard de l'agénésie affectant un avant-bras de l'enfant ni sur la décision des parents dans de brefs délais pour une IVG à l'étranger où elle demeurait encore envisageable ;

Mais attendu que si l'accouchement est pour une mère un événement heureux puisqu'il permet la venue au monde de son enfant, il est également un moment de fatigue physique et psychologique qui vient aggraver la révélation du handicap de l'enfant à ce moment-là ;

Attendu que si les parents avaient connu par les examens échographiques le handicap de leur enfant avant la naissance de celle-ci, ils auraient pu se préparer psychologiquement à la venue de cet enfant en faisant appel au besoin à un psychologue ou à un psychothérapeute et n'auraient pas vécu la situation de détresse et de souffrance qu'ils ont connue suite au choc de la révélation du handicap au moment de la naissance ;

Attendu que les fautes caractérisées commises par le Docteur Jean-Michel C. et le Docteur Daniel B. ont entraîné pour Monsieur Patrick L. et Madame Isabelle L. née D. un préjudice moral pour n'avoir pu se préparer au handicap de leur enfant, consistant en une agénésie, qu'il convient de réparer ;

Que le préjudice moral ainsi causé aux parents doit être indemnisé par l'allocation à chacun d'eux d'une somme de 15.000 euros, soit 30.000 euros au total, et ce, avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt ;

Attendu que la demande de préjudice matériel, consistant en une modification de leur condition de vie du fait du handicap de leur enfant, chiffré à la somme de 75.000 euros pour chacun des parents n'apparaît pas justifiée en l'espèce, aucune pièce n'étant versée aux débats pour des frais qui seraient ou resteraient à charge depuis la naissance alors que l'enfant est âgée désormais de 6 ans et demi et constitue en pratique une indemnisation du préjudice lié au handicap de l'enfant non indemnisable dans le cadre de la loi du 4 mars 2002 ;

- Sur l'article 700 du code de procédure civile

Attendu qu'au regard des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, il apparaît équitable :

- de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté le Docteur Jean-Michel C. de sa réclamation de ce chef en première instance,

- de condamner le Docteur Jean-Michel C. et le Docteur Daniel B. in solidum à verser à Madame Isabelle L. née D. et à Monsieur Patrick L. une somme de 3.000 euro pour les frais irrépétibles exposés tant en première instance qu'en appel,

- de débouter le Docteur Jean-Michel C. de sa réclamation de ce chef en cause d'appel ;

- Sur les dépens

Attendu que le Docteur Jean-Michel C. et le Docteur Daniel B. supporteront les entiers dépens de première instance, les frais d'expertise judiciaire et les dépens d'appel avec faculté de recouvrement direct au profit de la SCP Mélina P., avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;
Attendu que l'arrêt doit être déclaré commun à la CPAM des Yvelines ;


PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement et par arrêt réputé contradictoire,

Confirme le jugement du 20 mai 2010 rendu par le Tribunal de Grande Instance de Versailles en ses seules dispositions relatives au rejet des demandes d'indemnisation du préjudice de Tiffany L. et aux frais irrépétibles de première instance concernant le Docteur Jean-Michel C. et les époux L.,

Réformant le jugement entrepris pour le surplus et statuant à nouveau,
Dit et juge que le Docteur Jean-Michel C. et le Docteur Daniel B. ont, au regard des dispositions des articles 1147 du code civil et article L 114-1 du code de l'action sociale et des familles, commis des fautes caractérisées à l'égard de leur patiente, Madame Isabelle L. née D., lors des échographies qu'ils ont pratiquées et doivent en conséquence être tenus à en réparer les conséquences subies tant par cette dernière que par Monsieur Patrick L., père de l'enfant,

Condamne in solidum le Docteur Jean-Michel C. et le Docteur Daniel B. à payer à Monsieur Patrick L. et à Madame Isabelle L. née D., à chacun d'eux, une somme de 15.000 euro en réparation de leur préjudice moral soit pour les deux un total de 30.000 euro, la dite somme étant assortie des intérêts au taux légal à compter du présent arrêt,

Déboute Monsieur Patrick L. et Madame Isabelle L. née D. de leur demande de préjudice matériel,

Condamne in solidum le Docteur Jean-Michel C. et le Docteur Daniel B. à verser à Madame Isabelle L. née D. et à Monsieur Patrick L. une somme de 3.000 euros pour les frais irrépétibles exposés tant en première instance qu'en appel,

Déboute le Docteur Jean-Michel C. de sa réclamation au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,

Déclare l'arrêt commun à la CPAM des Yvelines. »

Source
Gyneco Online - Janvier 2012