Base de données - Menottes

Dignité médicale du détenu : traitement jugé dégradant, condamnation de l’Etat Français
(CEDH, 5ème sect., 26 mai 2011, n° 19868/08)
Isabelle Lucas-Baloup

Il peut s’avérer difficile, pour des raisons pratiques plus qu’éthiques, de concilier le statut de détenu avec une prise en charge respectant ses droits de patient.

Un excellent travail conduit à l’Institut de formation des manipulateurs d’électroradiologie médicale de Montpellier (Floriane Amaury, Sonia Bendjeddou et Mylène Garrigues, disponible sur internet) en témoigne : « Les professionnels de santé ne demandent que très rarement aux forces de l’ordre accompagnant le détenu de sortir durant le soin ou l’examen […] ; examen d’un détenu avec trois policiers derrière le paravent plombé […] ; une autre fois, deux policiers sont restés à côté du détenu tout au long de l’examen même durant l’irradiation protégés par les tabliers plombés […]. Dans un service d’urgence, un médecin et des infirmiers soignent les blessures d’une personne qui avait les mains menottées dans le dos, en train de se faire interroger par deux policiers », etc. Entrent inconsciemment en conflit l’obligation de neutralité du professionnel de santé et un sentiment d’insécurité, la peur qu’évoque la délinquance, conduisant le médecin et le paramédical à agir différemment, exposés au risque d’une tentative d’évasion avec ou sans violence à leur égard, inquiétude renforcée le plus souvent par une méconnaissance de la réglementation concernant la prise en charge des personnes détenues.

Les menottes :

L’article 803 du code de procédure pénale limite le port des menottes ou des entraves « s’il est considéré soit comme dangereux pour autrui ou pour lui-même, soit comme susceptible de tenter de prendre la fuite » et l’article D. 397 du même code prévoit que « Lors des hospitalisations et des consultations ou examens […], les mesures de sécurité adéquates doivent être prises dans le respect de la confidentialité des soins. »

Le niveau de sécurité adéquat :

Les articles 294, 295 et 296 du code de procédure pénale imposent au chef d’établissement pénitentiaire, en considération de la dangerosité du détenu pour autrui ou lui-même, des risques d’évasion et de son état de santé, de définir si le détenu doit ou non faire l’objet de moyens de contrainte et d’en préciser la nature, soit des menottes, soit des entraves, soit les deux moyens en même temps lorsque la personnalité du détenu le justifie et son état de santé le permet. C’est donc une appréciation individualisée, qui sera tracée sur la fiche de suivi d’extraction médicale ainsi que la « chaîne d’accompagnement à l’hôpital ».

En ce qui concerne la consultation médicale stricto sensu, trois niveaux de surveillance doivent être envisagés :

  • niveau de surveillance I : la consultation peut s’effectuer hors la présence du personnel pénitentiaire avec ou sans moyen de contrainte,
  • niveau de surveillance II : la consultation se déroule sous la surveillance constante du personnel pénitentiaire mais sans moyen de contrainte,
  • niveau de surveillance III : la consultation se déroule sous la surveillance constante du personnel pénitentiaire avec moyen de contrainte.

Par une circulaire du 18 novembre 2004 « relative à l’organisation des escortes pénitentiaires des détenus faisant l’objet d’une consultation médicale » (Bulletin Officiel du Ministère de la Justice n° 96-4), le Garde des Sceaux a précisé : « Quel que soit le niveau de surveillance retenu, le chef d’escorte devra veiller à ce que les mesures de sécurité mises en œuvre n’entravent pas la confidentialité de l’entretien médical. […] ».

La déontologie médicale :

L’article R. 4127-10 du code de la santé publique (ancien article 10 du code de déontologie médicale) prévoit : « Un médecin amené à examiner une personne privée de liberté ou à lui donner des soins ne peut, directement ou indirectement, serait-ce par sa seule présence, favoriser ou cautionner une atteinte à l’intégrité physique ou mentale de cette personne ou à sa dignité. S’il constate que cette personne a subi des sévices ou des mauvais traitements, il doit, sous réserve de l’accord de l’intéressé, en informer l’autorité judiciaire. » (pas besoin de son accord si le détenu est mineur).

Si le niveau de surveillance arrêté par le chef d’établissement pénitentiaire ne convient pas au médecin, il peut le contester. La circulaire de 2004 susvisée précise : « Un formulaire type préalablement renseigné par le chef d’établissement lui est alors remis par le chef d’escorte afin de porter à sa connaissance les motifs justifiant le recours à de telles mesures de sécurité. Seul le chef d’établissement, l’un de ses adjoints ou un chef de service pénitentiaire ayant reçu délégation à cet effet, saisi par téléphone par le chef d’escorte, peut à titre exceptionnel, et en fonction des éléments complémentaires qui sont portés à sa connaissance, autoriser le chef d’escorte à modifier le dispositif arrêté initialement. Si, à l’occasion de la consultation, le détenu se trouve durant un laps de temps hors de la surveillance directe des fonctionnaires pénitentiaires, ceux-ci doivent le fouiller par palpation à l’issue de la consultation. Dans tous les cas, le chef d’escorte doit contrôler le local où se déroule la consultation. Il veillera tout particulièrement à repérer et situer les issues susceptibles de faciliter une éventuelle évasion de façon à adapter le dispositif de surveillance. […]. A défaut d’autorisation spécifique donnée par le directeur du centre hospitalier pour utiliser le téléphone portable dans les lieux de consultation, il sera demandé de mettre à disposition du personnel pénitentiaire un accès à une ligne téléphonique. »

L’organisation de la date de rendez-vous :

Afin de garantir la confidentialité de la date et de l’heure de la consultation à l’hôpital, le chef d’établissement doit mettre en place en liaison avec l’UCSA de chaque établissement pénitentiaire et le centre hospitalier de rattachement, une procédure permettant d’inscrire le rendez-vous médical de façon anonyme, pour répondre aux dispositions des articles D. 295 du code de procédure pénale : « Les détenus ne doivent avoir aucune communication avec des tiers à l’occasion de transfèrements ou d’extractions. Les précautions utiles doivent être prises pour les soustraire à la curiosité ou à l’hostilité publique, ainsi que pour éviter toute espèce de publicité. » et D. 296 : « Pour l’observation des principes posés à l’article D. 295, comme pour la sécurité des opérations, l’exécution des transfèrements et extractions doit être préparée et poursuivie avec la plus grande discrétion quant à la date et à l’identité des détenus en cause, au mode de transport, à l’itinéraire et au lieu de destination. Toutefois, dès que le détenu transféré est arrivé à destination, sa famille ou les personnes autorisées de façon permanente à communiquer avec lui en sont informées. »

La circulaire de 2004 se termine par : « L’exécution de la mission de l’administration pénitentiaire doit dans tous les cas s’exercer dans le respect et la reconnaissance du travail et des missions des personnels sanitaires. »

La Cour de Strasbourg condamne la France :

Très peu d’affaires sont soumises à la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) sur ce sujet, mais celle-ci s’avère rigoureuse dans le respect notamment de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. ».

Saisie par un détenu condamné à 15 ans de réclusion pour des faits de viol sur mineur par personne ayant autorité, la Cour a condamné l’Etat Français à lui payer 6 000 € pour dommage moral et 5 980 € pour frais de défense et dépens, pour violation de l’article 3 de la Convention des Droits de l’Homme, le détenu ayant été menotté et entravé systématiquement pendant les soins et examens subis, ce dernier évoquant notamment la présence de deux policiers pendant un toucher rectal, malgré sa demande que l’escorte n’assiste pas à la consultation. Un rapport de l’IGAS établissant que « les conditions de sécurité ont primé sur l’intimité et la confidentialité du patient » a conduit la CEDH à déduire que « les moyens de contrainte utilisés en l’espèce, consistant à être simultanément entravé et menotté, étaient disproportionnés au regard des nécessités de sécurité, appréciation renforcée par le fait que ces mesures étaient combinées à la présence constante de surveillants ou de policiers lors d’examens médicaux dont certains présentaient un caractère intime. Pareilles contraintes et surveillances ont pu causer au requérant un sentiment d’arbitraire, d’infériorité et d’angoisse caractérisant un degré d’humiliation dépassant celui que comportent inévitablement les examens médicaux des détenus. La Cour en conclut que les mesures de sécurité imposées au requérant lors des examens médicaux combinées avec la présence du personnel pénitentiaire s’analysent en un traitement dépassant le seuil de gravité toléré par l’article 3 de la Convention et constitue un traitement dégradant au sens de cette disposition. Il y a donc eu violation de cette disposition. »

La lettre du Cabinet - Septembre 2012


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