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Fin du monopole de la sécurité sociale ? pas encore ! (CJUE, arrêt du 3 octobre 2013, BKK Mobil Oil, aff. C-59/12)
Isabelle Lucas-Baloup
    Je serais immédiatement volontaire pour choisir une assurance maladie moins chère que celle imposée par le régime obligatoire français, si j’avais le moindre espoir sérieux de ne pas payer, à l’issue d’une procédure défavorable, les cotisations réclamées par le régime obligatoire national, augmentées des majorations de retard. Mon attention n’a donc pas manqué d’être attirée, fin 2013, par quelques publications alléchantes, telles que « La Cour de Justice de l’Union Européenne confirme la fin du monopole de la sécu française  - Les juges de Luxembourg ont décidé d’en finir avec l’exception française et de frapper un grand coup – Le monopole de la sécurité sociale est bien mort.

 

La liberté sociale est désormais la règle» (cf. notamment M. Claude Reichman, président du Mouvement pour la liberté de la protection sociale, MLPS, cf. son site web) et autres témoignages de dermatologues ou anesthésistes affirmant leur plaisir de souscrire librement leur assurance maladie en Angleterre ou au Luxembourg, pour une couverture et des remboursements identiques mais des cotisations très inférieures.   

 

La polémique sur l’abolition du monopole de la sécurité sociale a été relancée après le prononcé d’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) le 3 octobre 2013, qui porte sur un tout autre sujet et dont il m’apparaît hasardeux d’en tirer comme certains l’ont fait la conclusion qu’il conduirait à « l’effondrement incognito du régime collectiviste français » (cf. www.contrepoints.org).

 

Affaire BKK Mobil Oil Köperschaft des öffentlichen Rechts, n° C-59/12,

 

arrêt du 3 octobre 2013 :

 

   L’arrêt se prononce sur une question préjudicielle posée à l’occasion d’un conflit entre une caisse d’assurance maladie du régime légal allemand constituée sous la forme d’un organisme de droit public (BKK) et une association de lutte contre la concurrence déloyale (Zentrale Zur Bekämpfung unlauteren Wettbewerbs eV) au sujet d’une publicité jugée trompeuse diffusée par BKK pour ses affiliés. Il s’agissait de déterminer le champ d’application de la directive 2005/29/CE du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur et de préciser la portée concrète que le législateur de l’Union européenne a entendu donner à la notion de professionnel ou d’entreprise. Il n’est, dans cet arrêt, aucunement question, directement ou indirectement, du monopole de la sécurité sociale. La finalité est de garantir un niveau élevé de protection des consommateurs en combattant les pratiques commerciales déloyales de manière efficace. Conformément à l’avis de la Commission européenne dans ses observations écrites et de l’avocat général M. Yves Bot, la Cour déclare que, pour les besoins d’application de la directive 2005/29 sur les pratiques commerciales déloyales, les deux termes d’ « entreprise » et de « professionnel » revêtent une signification et une portée juridique identiques. Si bien qu’il convient de reconnaître à un organisme tel que BKK la qualité de « professionnel » au sens de la directive et plus généralement de dire que relève du champ d’application personnel un organisme de droit public en charge d’une mission d’intérêt général, telle que la gestion d’un régime légal d’assurance maladie.

 

   On ne voit pas dans cet arrêt matière à soutenir le commentaire imprudent ci-après : « La CJUE a tranché en reconnaissant le « caractère professionnel » de la BKK malgré son statut de droit public selon la directive européenne […]. Ainsi la Cour reconnaît explicitement que les assurés de la BKK ne sont pas des assujettis mais des clients, et implicitement que le monopole de la sécurité sociale est abrogé dans tous les pays où il existe encore (France et Royaume-Uni entre autres). » (Bernard Martoïa, 25 octobre 2013, www.contrepoints.org).

 

   En effet, les traités instituant la Communauté européenne contiennent des dispositions précises en matière de régime de sécurité sociale, sur lesquelles la jurisprudence de la CJUE s’est prononcée dans des termes que l’arrêt BKK ne vient pas « implicitement » abroger :

 

Les deux Traités en vigueur sur l’Union européenne (Traité UE) et sur le Fonctionnement de l’UE (Traité FUE)

 

   Ces deux traités prévoient que les Etats membres demeurent autonomes pour organiser leur système de protection sociale :

 

- Le Traité UE (cf. www. eur-lex.europa.eu, modifié par le Traité de Lisbonne du 13 décembre 2007 entré en vigueur le 1er décembre 2009) prévoit, en son article 4 : « Toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux Etats membres. » et en son article 5 : « 1. Le principe d’attribution régit la délimitation des compétences de l’Union. Les principes de subsidiarité et de proportionnalité régissent l’exercice de ces compétences. 2. En vertu du principe d’attribution, l’Union n’agit que dans les limites des compétences que les Etats membres lui ont attribuées dans les traités pour atteindre les objectifs que ces traités établissent. Toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux Etats membres. […] »

 

- Le Traité FUE (même date que le Traité UE) prévoit, en son article 153.1 (article 137 avant l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne) : « […] l’Union soutient et complète l’action des Etats membres dans les domaines suivants : […] (c) la sécurité sociale et la protection des travailleurs » et en son article 153.4 : « Les dispositions arrêtées en vertu du présent article :

 

- ne portent pas atteinte à la faculté reconnue aux Etats membres de définir les principes fondamentaux de leur système de sécurité sociale et ne doivent pas en affecter sensiblement l’équilibre financier ;

 

- ne peuvent empêcher un Etat membre de maintenir ou d’établir des mesures de protection plus strictes compatibles avec les traités. »

 

   L'organisation et le financement des systèmes de protection sociale incombent donc aux États membres, l'UE intervenant uniquement à titre subsidiaire et essentiellement pour coordonner les systèmes de sécurité sociale nationaux, notamment en ce qui concerne la mobilité des personnes au sein de l'espace communautaire (cf. site officiel de l’Union européenne :  www.europa.eu, Synthèse de la législation de l’UE, Protection sociale : coordination des régimes de sécurité sociale/régimes complémentaires de retraite/modernisation de la protection sociale).

 

   Dans un communiqué du 27 octobre 2004, la Commission européenne a souligné on ne peut plus clairement : « A la suite d’informations erronées parues récemment dans la presse française, la Commission européenne tient à rappeler que, selon les dispositions en vigueur du Traité sur l’Union Européenne, les Etats membres conservent l’entière maîtrise de l’organisation de leur système de protection sociale, cela vaut en particulier pour toute l’étendue des dispositions légales et réglementaires concernant la sécurité sociale (article 137 du Traité CE). Tenant compte du caractère obligatoire des dispositions de la sécurité sociale dans tous les Etats membres, le Traité de Rome fait seulement obligation aux Etats membres de veiller à ce que les travailleurs qui quittent leur pays pour un emploi dans un autre Etat membre conservent la totalité des droits qu’ils ont acquis dans leur Etat d’origine. Cette coordination des systèmes de sécurité sociale a pour objet de veiller à ce que les travailleurs migrants bénéficient des mêmes droits à la protection sociale que ceux dont bénéficient les travailleurs de l’Etat membre dans lequel ils se sont installés. Les informations parues récemment dans la presse, selon lesquelles « Bruxelles aurait mis fin au monopole de la sécurité sociale » sont donc erronées. ». C’était en 2004. Depuis, l’article 137 est devenu 153, ce qui ne change rien. Aucune directive européenne ne peut évidemment violer les termes du Traité FUE. Aucune jurisprudence, de la Cour de Luxembourg ou de juridictions nationales, ne peut évidemment violer les termes du Traité FUE. Pour que le droit évolue, il faut donc procéder à une réforme du droit européen, qui, depuis l’origine du Traité de Rome fondateur, laisse aux Etats membres la souveraineté en matière de protection sociale.

 

   La jurisprudence de la Cour de Luxembourg n’a pas jugé autrement. La Cour a en revanche interprété des directives européennes pour répondre à des questions préjudicielles posées par des juridictions nationales sur le sens ou la portée de ces directives.

 

Bref rappel du droit français :

 

   Article L. 111-1 du code de la sécurité sociale : « L’organisation de la sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale. Elle garantit les travailleurs et leur famille contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain. Elle couvre également les charges de maternité, de paternité et les charges de famille. Elle assure, pour toute autre personne et pour les membres de sa famille résidant sur le territoire français, la couverture des charges de maladie, de maternité et de paternité ainsi que des charges de famille. Cette garantie s’exerce par l’affiliation des intéressés et le rattachement de leurs ayants droit à un (ou plusieurs) régime(s) obligatoire(s). » Ce faisant, l’Etat Français a organisé, en vertu de son pouvoir souverain à cet égard reconnu par le Traité FUE (autonomie institutionnelle), tel qu’il est décrit dans le code de la sécurité sociale, le régime obligatoire de base, le régime légal de sécurité sociale français.

 

   Pour les « non-non », c’est-à-dire les travailleurs indépendants non salariés non agricoles, pour les professions libérales notamment, l’article L. 613-1 du code de la sécurité sociale décrit le régime obligatoire d’affiliation. La jurisprudence de la Cour de cassation est constante, cf. par exemple sur appel d’un arrêt de la cour d’Amiens, cette décision du 25 avril 2007 (pourvoi n° 06-13.743, arrêt n° 634, 2ème ch. civ.) : Le pourvoi reproche à l’arrêt attaqué d’avoir débouté le demandeur en jugeant que « M. BV est, en vertu des articles L. 131-6 et L. 615-1 du code de la sécurité sociale, obligatoirement affilié au régime d’assurance maladie des travailleurs non salariés des professions non agricoles et à ce titre assujetti aux cotisations de sécurité sociale correspondantes ainsi qu’à la CSG et à la CRDS ; que, depuis 1994, il peut, certes, pour améliorer sa protection sociale, bénéficier de couvertures complémentaires auprès d’organismes assureurs établis dans un autre Etat de l’Union Européenne, mais que cette protection sociale complémentaire ne peut se substituer à la protection sociale de base gérée par les organismes de sécurité sociale, de sorte que M. BV ne saurait valablement se soustraire au régime français obligatoire d’assurance maladie en souscrivant pour la couverture de ce risque une assurance privée à l’étranger et ce, compte tenu du caractère obligatoire de ce régime, que cette affiliation obligatoire au régime français de sécurité sociale n’est pas incompatible avec, d’une part, les directives européennes n° 92/49/CEE et 92/96/CEE du Conseil dont le champ d’application est étranger aux assurances comprises dans un régime légal de sécurité sociale et, d’autre part, la transposition dans le droit français de ces directives qui n’a pu concerner que ce qui relevait de leur champ d’application et donc pas les organismes gérant des régimes légaux de sécurité sociale, que les directives n’ont été transposées en droit interne qu’au regard des « institutions de prévoyance » visées aux articles L. 931-1 et suivants du titre 3 du livre IX du code de la sécurité sociale, […] ; Attendu qu’après avoir justement énoncé que le régime de sécurité sociale des travailleurs non salariés des professions non agricoles constituait un régime légal obligatoire de sécurité sociale fondé sur un principe de solidarité et fonctionnant sur la répartition, et non la capitalisation […] ; rejette le pourvoi. »

 

   Le régime de base ne doit pas être confondu avec l’assurance complémentaire facultative, volontaire, privée. C’est là précisément que les positions rendues publiques par ceux qui revendiquent « la fin du monopole » peuvent être critiquées en ce qu’elles manquent de pertinence, parce que commentant les arrêts de la Cour de Luxembourg en omettant de prendre en considération la portée de ces décisions, souvent limitées à l’application d’une directive particulière ne comprenant pas dans son ressort le régime légal obligatoire des caisses de sécurité sociale,  soit en extrapolant dangereusement l’arrêt rendu dans un contexte différent du régime français :

 

 Jurisprudence de la CJUE : 

 

   En ce qui concerne le principe que les Etats membres organisent en droit interne librement leur régime de sécurité sociale, la Cour de Luxembourg s’est prononcée à plusieurs reprises :

 

CJCE, 7 février 1984, aff. Duphar, n° 238/82 :

 

  L’Etat néerlandais, afin de réaliser des économies dans le domaine des prestations pharmaceutiques, a limité, en 1982, la liste de médicaments pris en charge par le régime des soins de santé en vigueur. Duphar et 22 autres laboratoires pharmaceutiques contestent l’arrêté et il est demandé à la CJCE notamment de dire si une telle initiative nationale constitue ou non une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation (article 30 du Traité) ou à l’exportation (article 34). Au décours de son argument, la Cour mentionne : « Il faut reconnaître que le droit communautaire ne porte pas atteinte à la compétence des Etats membres pour aménager leurs systèmes de sécurité sociale. »

 

   En ce qui concerne l’assurance de base de sécurité sociale, un arrêt de la Cour de Luxembourg rendu le 17 février 1993 a rejeté les recours de deux travailleurs indépendants français qui avaient décidé de ne plus cotiser au régime obligatoire de la sécurité sociale française pour uniquement souscrire une assurance privée à l’étranger.

 

CJCE, 17 février 1993, aff. Poucet et Pistre,

 

n° C-159 et 160/91 :

 

   « MM. Poucet et Pistre font opposition aux contraintes qui leur ont été signifiées tendant au paiement de cotisations de sécurité sociale dues aux caisses [caisse mutuelle régionale du Languedoc-Roussillon gérant le régime d’assurance maladie et maternité des travailleurs non salariés des professions non agricoles et son organisme conventionné les AGF, et la caisse autonome nationale de compensation de l’assurance vieillesse des artisans de Clermont-Ferrand, la Cancava]. Sans remettre en cause le principe de l’affiliation obligatoire à un système de sécurité sociale, ils estiment qu’ils devraient, à cette fin pouvoir s’adresser librement à toute compagnie d’assurance privée, établie sur le territoire de la Communauté, et non pas devoir se soumettre aux conditions fixées unilatéralement par les organismes susmentionnés qui jouiraient d’une position dominante, contraire aux règles de libre concurrence posées par le traité. ». L’arrêt expose que le tribunal des affaires de sécurité sociale de l’Hérault a posé à la CJCE la question de savoir si un organisme chargé de la gestion d’un régime spécial de sécurité sociale doit être considéré comme constituant une entreprise au sens des articles 85 et 86 du traité. La Cour répond que :

 

« Point 18. Les caisses de maladie ou les organismes qui concourent à la gestion du service public de la sécurité sociale remplissent une fonction de caractère exclusivement social. Cette activité est, en effet, fondée sur le principe de la solidarité nationale et dépourvue de tout but lucratif. Les prestations versées sont des prestations légales et indépendantes du montant des cotisations.

 

« Point 19. Il s’ensuit que cette activité n’est pas une activité économique et que, dès lors, les organismes qui en sont chargés ne constituent pas des entreprises au sens des articles 85 et 86 du traité. » et l’arrêt de conclure : « La notion d’entreprise, au sens des articles 85 et 86 du traité, ne vise pas les organismes chargés de la gestion de régimes de sécurité sociale, tels que ceux décrits dans les jugements de renvoi. »

 

   Dans cette affaire, il s’agit bien et uniquement d’apprécier la définition de l’entreprise par rapport aux articles 85 et 86 du traité CEE à l’époque (devenus articles 81 CE et 82 du Traité), prohibant les ententes et les abus de position dominante en droit de la concurrence.

 

   En ce qui concerne le respect du principe de la libre prestation, le marché de l’assurance, y compris celui de la protection sociale complémentaire, a été libéralisé progressivement par le biais de trois générations de directives : directives « non-vie » du 16 août 1973 et « vie » du 5 mars 1979, deuxièmes directives « non-vie » et « vie » du 22 juin 1988 et troisièmes directives du Conseil, « non-vie » 92/49/CEE du 18 juin 1992 et « vie » 92/96 du 10 novembre 1992, que la France a tardé à transposer en droit interne, si bien qu’une action en manquement d’Etat a été lancée à son encontre par la Commission européenne, donnant lieu à un arrêt constatant le manquement (affaire n° C 239-98, arrêt du 16 décembre 1999). La France les a transposées par les lois n° 94-5 du 4 janvier 1994 (sociétés et mutuelles d’assurance de personnes), n° 94-678 du 8 août 1994 (institutions de prévoyance) et par une ordonnance n° 2001-350 du 19 avril 2001 (mutuelles).

 

   Les deux directives 92/49/CEE et 92/96/CEE excluaient expressément « les assurances comprises dans un régime légal de sécurité sociale » visées à l’article 2 1.(d) de la première directive n° 73/239/CEE du 24 juillet 1973 (cf. article 2, 2 : « La présente directive ne s’applique ni aux assurances et opérations ni aux entreprises et institutions auxquelles la directive 73/239/CEE ne s’applique pas, ni aux organismes cités à l’article 4 de celle-ci. »). C’est dans ces conditions que la Cour de Luxembourg a précisé que l’abolition des monopoles ne concernait pas les assurances comprises dans les régimes légaux de sécurité sociale :

 

CJCE, 26 mars 1996, aff. Garcia c/ Mutuelle sociale d’Aquitaine, n° C-238/94 :

 

   M. José Garcia, objet de contraintes signifiées par plusieurs caisses de sécurité sociale en vue du recouvrement de cotisations impayées, contestait le monopole institué par la législation française en matière d’assurances sociales, qu’il affirmait incompatible avec la réglementation communautaire, et précisément avec la directive 92/49. Sur question préjudicielle, la Cour de Luxembourg juge :

 

« Point 10: « [La directive 92/49] exclut du champ d’application de la directive non seulement les organismes de sécurité sociale (« entreprises et institutions »), mais également les assurances et les opérations qu’ils effectuent à ce titre. »

 

« Point 12. «  […] la suppression des monopoles visée au premier considérant ne concerne que ceux dont les activités sont couvertes par la directive 92/49 et qui constituent des entreprises au sens des articles 85, 86, et 90 du traité CE, et, d’autre part, que dans les Etats membres subsistent deux régimes d’assurance maladie, l’un, privé, auquel les derniers considérants se réfèrent, l’autre ayant la nature d’un régime de sécurité sociale, exclu du champ d’application de la directive. »

 

« Point 13. « Par ailleurs […], la directive 92/49 […] ne pouvait pas réglementer la matière de la sécurité sociale qui relève d’autres dispositions du droit communautaire. »

 

   La Cour a ensuite jugé, dans deux affaires concernant le régime allemand, que les caisses d’assurance maladie n’ayant qu’une activité sociale n’ont pas d’activité de nature économique et ne constituent donc pas des entreprises au sens des articles 81 et 82 CE (anciennement les articles 85 et 86). Mais le régime allemand est différent du régime français, les caisses étant en concurrence en ce qui concerne le taux de cotisation si bien que les affiliés choisissent leur caisse et celles -ci assurent des prestations en nature et non par remboursement des frais exposés :

 

 CJCE, 16 mars 2004, aff. AOK

 

Bundesverband et a., n° C-264/01 et a. :

 

« Point 47 : Dans le domaine de la sécurité sociale, la Cour a considéré que certains organismes chargés de la gestion des régimes légaux d’assurance maladie et d’assurance vieillesse poursuivent un objectif exclusivement social et n’exercent pas une activité économique. La Cour a jugé que tel est le cas de caisses de maladie qui ne font qu’appliquer la loi et n’ont aucune possibilité d’influer sur le montant des cotisations, l’utilisation des fonds et la détermination du niveau des prestations. En effet, leur activité, fondée sur le principe de la solidarité nationale, est dépourvue de tout but lucratif et les prestations versées sont des prestations légales, indépendantes du montant des cotisations.»

 

« Point 52 :  Il convient de souligner, en particulier, que les caisses de maladie sont légalement contraintes d’offrir à leurs affiliés des prestations obligatoires, pour l’essentiel identiques, qui sont indépendantes du montant des cotisations. Lesdites caisses n’ont ainsi aucune possibilité d’influer sur ces prestations. 

 

Point 57 : L’activité d’organismes tels que les caisses de maladie n’étant pas de nature économique, il s’ensuit que ces organismes ne constituent pas des entreprises au sens des articles 81 CE et 82 CE.»

 

- CJCE, 5 mars 2009, aff. Kattner, n° C-350/07 :

 

   L’entreprise Kattner, ayant l’intention de contracter une assurance privée contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, refuse de cotiser à la MMB qui se prétend légalement compétente comme organisme allemand auprès duquel les entreprises relevant d’une branche d’activité et d’un territoire déterminés ont l’obligation de s’affilier au titre de l’assurance contre les AT et les maladies professionnelles. La juridiction nationale demande à la Cour si MMB constitue une entreprise au sens des articles 81 et 82 CE et si l’obligation pour Kattner d’être membre de la MMB viole les dispositions du droit communautaire. L’arrêt retient :

 

« Point 68 : Les articles 81 et 82 CE doivent être interprétés en ce sens qu’un organisme tel que la caisse professionnelle en cause au principal, auprès de laquelle les entreprises relevant d’une branche d’activité et d’un territoire déterminés ont l’obligation de s’affilier au titre de l’assurance contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, ne constitue pas une entreprise au sens de ces dispositions, mais remplit une fonction à caractère exclusivement social dès lors qu’un tel organisme opère dans le cadre d’un régime qui met en œuvre le principe de solidarité et que ce régime est soumis au contrôle de l’Etat. »

 

 Il existe d’autres jurisprudences que la place disponible dans cette Lettre du Cabinet ne permet pas de citer. On constate, en les observant exhaustivement, que la Cour analyse, au cas par cas, l’activité des caisses pour se prononcer, mais que sa position ne change pas : la sécurité sociale n’entre pas dans le champ d’application du droit de la concurrence. D’autres caisses que celles rendues obligatoires par les régimes nationaux ne doivent donc pas intervenir sur le marché intérieur et les ressortissants qui adhèreraient volontairement – pour le régime de base obligatoire – à des caisses dans d’autres Etats membres de l’Union européenne, ne seraient pas pour autant libérés de leurs obligations nationales.

 

    A la lumière de ces arrêts, la décision BKK du 3 octobre 2013, visée supra, apparaît bien plus encore que spontanément à sa première lecture ne pas présenter les effets que certains ont voulu y trouver : l’affaire ne concerne nullement le droit de la protection sociale, mais uniquement la diffusion d’informations trompeuses par une caisse d’assurance maladie du régime légal allemand constitué sous la forme d’un organisme de droit public, posant le problème de l’application ou non de la directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil sur les pratiques commerciales déloyales. La Cour précise dans son arrêt :

 

« au point 31. […]Pour les besoins de l’application de la directive sur les pratiques commerciales déloyales, les deux termes « d’entreprise » et de « profes-sionnel » revêtent une signification et une portée juridique identiques. »

 

« au point 32. […] La directive sur les pratiques commerciales déloyales […] n’exclut de son champ d’application ni les entités poursuivant une mission d’intérêt général ni celles qui revêtent un statut de droit public. »

 

    Et l’arrêt conclut en conséquence que la directive 2005/29/CE doit être interprétée  en ce sens que « relève de son champ d’application personnel un organisme de droit public en charge d’une mission d’intérêt général, telle que la gestion d’un régime légal d’assurance maladie. »

 

    La Cour a pris soin de délimiter la portée de l’arrêt au champ d’application « personnel » de la directive 2005/29/CE sur les pratiques commerciales déloyales. Il apparaît en conséquence téméraire de qualifier l’arrêt BKK de « revirement de jurisprudence » par rapport à l’arrêt Kattner, qui concernait un tout autre domaine, celui des articles 81 et 82 CE sur les ententes et positions dominantes, c’est-à-dire sur le droit de la concurrence, toujours écarté par la CJUE dans l’intégralité de ses arrêts. Par ailleurs, dans ses conclusions présentées le 4 juillet 2013, M. l’Avocat Général Yves Bot a parfaitement situé le débat dans l’affaire BKK :

 

« point 49. Le fait qu’un organisme de droit public soit chargé d’une mission d’intérêt général n’implique pas a fortiori que celui-ci n’exerce aucune activité commerciale ou économique dans son segment de marché. Comme nous l’avons vu précédemment, l’analyse à laquelle la Cour a procédé dans l’arrêt AOK Bundesverband est, à cet égard, particulièrement illustrative, puisque l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt concerne les missions et les activités incombant aux caisses allemandes d’assurance maladie. Nous rappelons que, dans ledit arrêt, la Cour a expressément reconnu que les caisses de maladie sont susceptibles de se livrer à des opérations ayant une finalité autre que sociale et qui serait de nature économique (point 58). Or, il est indispensable que ces opérations de nature économique soient soumises au respect des règles prescrites par la directive, comme toutes les opérations de même nature qu’un opérateur privé est susceptible d’adopter. »

 

   L’arrêt souligne bien, en son point 37, qu’il s’agit avant tout de protéger le consommateur qui risque d’être induit en erreur par des informations trompeuses diffusées par BKK et que « dans ce contexte, le caractère public ou privé de l’organisme en cause de même que la mission spécifique que ce dernier poursuit sont dépourvus de pertinence. »

 

    Il s’agit donc bien d’une décision de la Cour de Luxembourg répondant à une question préjudicielle concernant d’une part l’application ou non de la directive sur les pratiques déloyales, d’autre part concernant le régime d’assurance maladie en Allemagne qui a, comme souvent, fait un choix très différent du nôtre puisque dès 1992 il a mis en concurrence les caisses d’assurance maladie pour en responsabiliser la gestion financière, puis par une réforme en 2003 cette concurrence a été étendue aux taux de cotisation, aux offres et à la qualité des soins.

 

   L’arrêt BKK ne dit pas – ni explicitement ni implicitement - que les régimes obligatoires nationaux de sécurité sociale sont soumis au droit de la concurrence en qualifiant « entreprise » une caisse allemande ayant communiqué à ses affiliés des informations déloyales. Cet arrêt ne modifie en rien l’exclusion des régimes de sécurité sociale des directives de 1992, transposées en France, pas plus qu’il n’aurait compétence pour réduire la capacité des Etats membres, donc de la France, à organiser librement son système de sécurité sociale ainsi qu’il est prévu à l’article 153.4 du Traité de Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE).

 

   Aucune jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat n’a validé la position de ceux qui recommandent de quitter le régime obligatoire français.

 

   Si nous attendons tous une réforme des régimes de base obligatoires de sécurité sociale en France, tant le déficit et nos cotisations augmentent, pour autant il n’est pas raisonnable d’affirmer que le monopole a disparu et que chacun peut choisir librement en dehors de l’hexagone un assureur moins cher offrant des prestations identiques, voire meilleures. Ceci n’est vrai que pour les assurances complémentaires facultatives. En l’état des traités UE en vigueur, la protection sociale relève de la souveraineté des Etats, le droit communautaire ne s’en mêle que marginalement, notamment en ce qui concerne la mobilité des personnes au sein de l’espace communautaire. En l’absence d’harmonisation, les Etats membres demeurent libres d’aménager leurs systèmes de sécurité sociale, y compris en ce qui concerne l’obligation de s’affilier et de décider comment ces risques faisant l’objet du régime légal doivent être couverts et par quel organisme.

 

   Ceux qui, trompés par l’enthousiasme de commentateurs prenant leurs désirs (tout à fait respectables par ailleurs, le problème n’est pas là !) pour une réalité juridique, ont cessé d’être affiliés au régime légal obligatoire français pour s’assurer volontairement à l’étranger, s’exposent au risque malheureusement certain, d’avoir à payer leurs cotisations majorées des intérêts de retard, s’ils sont remarqués par les caisses dont ils relèvent obligatoirement en France. Je souligne avoir consciencieusement mais vainement recherché, dans les revues juridiques disponibles, une opinion contraire exprimée par un professeur de droit, un magistrat ou un avocat, avant ou après l’arrêt BKK.
La Lettre du Cabinet - Janvier 2014


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Mise en demeure Monopole Sécurité sociale

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La mise en demeure notifiée par une autorité administrative peut, dans certains cas, être déférée à la censure du juge
(Conseil d’Etat, 23 février 2011, n° 339826)
Jonathan Quaderi

Apprécier dans quelle mesure un courrier de l’administration est susceptible de faire l’objet d’une action contentieuse, y compris en référé, devant le juge administratif n’est pas chose aisée et, pour ce faire, il est toujours très utile de se reporter à la jurisprudence. L’arrêt n° 339826 rendu par le Conseil d’Etat, le 23 février 2011, constitue une bonne illustration du type de mesure qui peut être soumise à l’appréciation des tribunaux. En effet, le premier considérant de cette décision est rédigé en ces termes : « Il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que la lettre […] par laquelle le maire […] a mis en demeure la société […] de cesser les activités de stockage et de broyage de substances végétales qu’elle exerce sur le territoire de la commune, énonce que ces activités ne sont pas compatibles avec les dispositions du règlement de la zone AUI1 du plan local d’urbanisme, lui fixe un délai d’un mois pour cesser ses activités de dépôt et de valorisation de déchets végétaux et indique qu’à défaut, le maire dressera un procès-verbal de l’infraction, qui sera transmis au procureur de la République, et que la société est passible des poursuites judiciaires et des sanctions pénales prévues à l’article L. 480-4 du code de l’urbanisme ; qu’en estimant que cette mise en demeure, qui constate une infraction, fixe un délai et menace la société requérante de poursuites judiciaires et de sanctions pénales, ne pouvait être regardée comme une décision administrative faisant grief susceptible de recours, le juge des référés du Tribunal administratif […] a donné aux faits ainsi énoncés une qualification juridique erronée ».
Dans ces conditions, tout administré destinataire d’une notification comprenant les éléments mentionnés supra peut se revendiquer recevable à la contester à l’appui d’une requête en annulation et/ou en demande de suspension de son exécution.

La Lettre du Cabinet - Septembre 2011


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